Pour un film prétendument historique, Jauja fait peu de cas du contexte et renvoi son spectateur à la bande-annonce afin d'y glaner un minimum d'informations : on situe vaguement l'époque (1882), le lieu (quelque part en Patagonie), les circonstances (la conquête du désert, qui s'est soldée par le massacre des peuplades indigènes), et c'est à peu près tout. Le reste demeurera fort mystérieux, malgré un panneau introductif nous présentant la légendaire « Jauja » comme une terre d'abondance et de bonheur... avant de nous préciser que tous ceux qui ont tenté de la trouver se sont perdus en chemin...


On peut imaginer, dès lors, que cette rétention d'informations n'est là que pour entretenir une aura mystérieuse et un semblant de suspense (Jauja sera-t-elle trouvée ?). Mais finalement non, car on se rend compte rapidement que Lisandro Alonso ne s'intéresse guère à l'intrigue, et privilégie l'implicite à l'explicite, l'abstrait au concret, la poésie au western. Ce qui compte pour lui, c'est l'expression pleine et entière du sentiment mélancolique, la réappropriation cinématographique des vers de Lamartine : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Un père voit sa fille le quitter pour voler de ses propres ailes. C'est irrévocable, plus rien ne sera comme avant. Croire le contraire, cela revient à chercher Jauja au milieu du désert de sa vie.


Là où Alonso se montre habile, c'est en réservant à son spectateur le même traitement qu'à son personnage. Ainsi, lorsque le capitaine Dinesen voit son monde s'effondrer, après la fuite de sa fille, le spectateur, lui, voit ses repères chanceler puis s'évanouir totalement. Le début du film, malicieusement, nous met en terrain connu : les soldats, les chevaux, les vastes territoires sauvages, et le travail sur la lumière, exaltent nos souvenirs des westerns d'antan, ceux de Ford et plus particulièrement sa Prisonnière du désert dont l'intrigue semble similaire. Une impression trompeuse bien évidemment, car Jauja va rapidement quitter les rivages du western pour dériver à travers un océan cinématographique mal défini, passant par les eaux d'Antonioni, avec la vision d'un désert hallucinatoire, et d'Herzog, avec une relecture de l'exploration aventureuse, avant d'échouer sur une plage hors du temps, hors norme, hors conventionnel.


Mais à cette dérive s'en ajoute une autre bien plus grande, bien plus troublante, bien plus émouvante : celle du personnage central dont la perte du statut de héros mettra au jour son cœur de père. Pour ce faire, Lisandro Alonso s'emploie à révéler l'homme en le confrontant avec l'environnement, le délestant physiquement de ses attributs héroïques (arme, cheval...) afin de révéler sa fragilité, le dépouillant symboliquement de ses certitudes guerrières (la recherche de l'autre se muant en quête de soi) afin de dévoiler l'image d'un père. Une dérive qui s'exprime subtilement à l'écran, d'un point de vue graphique, à travers l'anamorphose des paysages, la prépondérance du symbolisme (désert, grotte), la victoire sensible du songe sur la réalité matérielle.


Si Jauja cultive joliment son étrangeté, le plus perturbant demeure sans doute la façon avec laquelle Lisandro Alonso filme son histoire. Tout est fait, d'un point de vue formel, pour rompre avec le cinéma traditionnel afin de glisser vers un visuel purement poétique. Ainsi, le choix d'un format image 1,33 (standard du cinéma muet) s'oppose aux codes du western et sollicite déjà notre imaginaire, de même le recourt à un rythme nonchalant, même s'il entraîne de fâcheuses longueurs, favorise l'émergence de la rêverie et du songe. Mais le plus troublant demeure ce parti pris de filmer en plan fixe le paysage sans suivre le mouvement des personnages, faisant de la nature le véritable héros de l'histoire. Ainsi, il n'est pas rare de voir une action débuter ou finir hors-champ, ou encore d'assister à la disparition d'un personnage qui vient de sortir du cadre. Même si cette radicalité formelle ne convainc pas toujours, force est de constater qu'elle concourt au sentiment d'étrangeté et nous réserve de superbe moment de cinéma, comme lorsque l'intrusion inopinée d'une main (dans le cadre) vient nous suggérer la vie de la nature elle-même.


La force suggestive des images va naître de la confrontation entre deux mondes, deux univers filmiques pourrait-on dire, avec d'un côté un univers viril, âpre, minéral et tangible, et de l'autre son parfait contraire composé de douceur féminine, de charmes boisés, et d'onirisme lumineux. Délicatement travaillée, cette relation fait correspondre les textures, couleurs ou formes entre elles, comme autant de rîmes poétiques jetées en pâture à notre imaginaire. Si certains indices récurrents servent de liens évident entre les deux mondes (le chien, la figurine), c'est surtout l'élément aqueux qui nous sert de guide symbolique : l'eau est source de vie pour l'homme (un ruisseau permet de se désaltérer, une mare facilite les plaisirs solitaires) comme pour la terre, reliant imperceptiblement les cœurs arides aux jeunes filles en fleurs.

Procol-Harum
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le 12 nov. 2021

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