Cette critique s'intéresse aux deux films à la fois. Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein est très probablement l’un des réalisateurs les plus influents de l’histoire du cinéma. Œuvrant de 1923 à 1946, il a été sollicité à plusieurs reprises par le gouvernement communiste russe afin de réaliser des films de propagande ayant pour but de louer le régime en place. L’un des fleurons de la carrière d’Eisenstein, et exemple parfait de ce type de « collaboration », reste Le Cuirassé Potemkine, réalisé en 1925, devenu un véritable classique du septième art. Vingt ans plus tard, de retour en URSS après quelques escapades en Europe et en Amérique, Eisenstein, surveillé de près par Staline, lequel a tout de même beaucoup de respect pour le réalisateur, décide de porter sur grand écran la vie d’Ivan le Terrible, légendaire tsar de Russie du XVIe siècle.


Eisenstein a choisi de développer l’histoire de la vie du tsar en plusieurs parties, deux plus exactement. La première s’intéresse à son accession au trône, et sa ferme volonté de fonder une Russie forte et unie autour de la province de Moscou, dont il est issu. Il souhaite pour cela mettre un terme à la suprématie des boyards, qui ne sont pour lui que des nobles paresseux qui divisent la Russie dont il rêve. De même, le tsar souhaite écarter l’Église du pouvoir. Le réalisateur nous propose donc un impressionnant biopic, qui suit le tsar dans ses démarches, ses moments de gloire, ses échecs, les complots qui le visent, etc. La première partie donne à Ivan l’image d’un souverain fort, dont le seul souci est d’unir son peuple pour créer un pays solide, d’unifier toutes les Russies et de faire taire les boyards, représentés comme des seigneurs locaux perfides et médisants.


Cette première partie, étrangement dira-t-on, plut beaucoup à Staline, couvrant Eisenstein de récompenses à l’issue de la projection du film. Il faut dire que le parallèle avec les idéaux communistes et le régime en place à l’époque est rapidement établi. Cependant, la seconde partie eut un effet tout à fait différent. En effet, Ivan, plus âgé, toujours mu par sa cause mais dépassé par celle-ci, est beaucoup plus reclus, paranoïaque, et est représenté comme un souverain despote, acculé et dangereux. Ici aussi, on peut rapidement faire un parallèle avec le régime soviétique de l’époque, le film pouvant être interprété comme étant une dénonciation du culte de la personnalité, des excès et des erreurs de conduite du gouvernement russe. La projection de cette seconde partie fâcha gravement Staline, qui interdit la distribution du film, et mis un terme à la carrière d’Eisenstein. Celui-ci commença tout de même à travailler sur une troisième partie, mais celle-ci ne fut jamais achevée, le réalisateur décédant brutalement deux ans plus tard. La seconde partie, quant à elle, ne fut projetée publiquement qu’à partir de 1958.


Ce qui est sûr, c’est que le réalisateur a mis à contribution toute sa maestria pour réaliser cette puissante épopée. Pour incarner le légendaire souverain, Eisenstein a choisi Nikolaï Tcherkassov, avec lequel il a déjà collaboré dans Alexandre Nevski (1938). L’acteur, l’un des favoris de Staline, a notamment été choisi pour sa grande taille (1,98 m), lui conférant une silhouette impressionnante, longue et effilée, donnant à Ivan le Terrible la stature d’un souverain charismatique, mais aussi fragile. En effet, si celui-ci a davantage l’image d’un tsar tyrannique et dangereux, Eisenstein parvient ici à nous faire prendre parti pour lui, en nous faisant adhérer à sa cause, et en nous faisant espérer qu’il parviendra à faire taire ces maudits boyards.


Eisenstein réalise ici un biopic très psychologique, ne se contentant pas simplement de glorifier son héros, mais bien de le montrer sous toutes les coutures afin de mettre en lumière toute la complexité du personnage. Le réalisateur ne s’intéresse pas non plus spécialement aux campagnes menées par le tsar, mais se focalise sur le cercle familial du souverain, ainsi que de ses conseillers, et des boyards. Ainsi, le plus clair de l’action se déroule dans l’enceinte du palais royal, réduisant les espaces et alimentant le climat oppressant dans lequel vit le tsar. Cela lui permet également d'appuyer l'aspect paranoïaque et despote du souverain, reclus dans son palais, donnant ainsi une image autrement plus négative d'Ivan, preuve qu'Eisenstein, bien que cadré par les censeurs du gouvernement communiste, n'abandonne certainement pas sa liberté artistique et scénaristique à la pression.


Comme à son habitude, Eisenstein se sert de sa maîtrise technique très pointue pour étoffer son récit. Il met ici un point d’orgue à l’agencement du montage afin de se faire succéder les phases rapides et les phases lentes, ce qui évite au spectateur de sombrer dans la monotonie et de mieux distinguer les différentes phases du récit. A la fin de la première partie et au début de la seconde, les passages lents dominent, créant une ambiance pesante, voire fatigante, créant une rupture entre l’ascension du tsar et la volonté d’imposer son idéal, puis sa revanche en deuxième partie. L’esthétique du film suit également tous les standards du réalisateur : succession de gros plans, jeux de lumière très prononcés, jeux d’ombres, etc. Tous ces éléments donnent à Ivan le Terrible l’apparence d’une grande épopée théâtrale, à la fois majestueuse et inquiétante.


En d’autres termes, Eisenstein se sert de ces procédés pour donner une autre dimension à Ivan le Terrible, faisant passer à son œuvre de beau biopic au rang de vrai chef d’œuvre artistique. Nul doute, d’ailleurs, que la magnifique performance de Nikolaï Tcherkassov, soumis à de nombreuses transformations au cours de l’histoire, fait partie intégrante de ce somptueux tableau. Impétueux, charismatique, imprévisible, machiavélique, mais tout de même héroïque dans la défense de sa cause, le portrait d’Ivan est magnifié par cet acteur qui incarne parfaitement l’image que l’on se fait du légendaire tsar.


A mes yeux, les deux parties sont parfaitement complémentaires. La première représente une descente aux enfers pour le tsar, quand la seconde l’affiche comme un souverain revanchard, acculé par ses ennemis, mais encore assez fort pour répliquer et les vaincre. La première partie avait retenu mon attention, mais ne m’avait pas spécialement captivé, bien que je n’aie jamais remis en question la qualité de l’œuvre. La seconde partie, cependant, m’a littéralement subjugué, montrant le tsar plus seul que jamais et, paradoxalement, au sommet de sa puissance. Le fait que la thématique de la vengeance y est très présente m’a sûrement également influencé, et la dernière demi-heure, filmée en couleur grâce à des pellicules allemandes, est d’une puissance rare, grâce à la mise en scène du réalisateur, et toute la tension accumulée tout au long des deux films, qui se libère comme un torrent inarrêtable.


Ivan le Terrible reste une œuvre de référence du septième art, réalisée par l’un des réalisateurs les plus influents de l’histoire. Très psychologique et sombre, ce diptyque plonge le spectateur dans des âges sombres et obscurs pour la Russie, à l’instar de l’époque où a été réalisé le film. Porté par un Nikolaï Tcherkassov magnifique, Ivan le Terrible est ici montré dans toute sa splendeur, le puissant, tantôt haï et admiré, tsar de toutes les Russies. On regrettera, dans tous les cas, qu’Eisenstein n’ait pu achever la troisième partie de son œuvre, car il y avait encore matière à exploiter.


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le 21 juil. 2015

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