Depuis Following, on sait le surdoué Christopher Nolan adepte des histoires commodes à tiroirs intrigants montés sur roulettes bien huilées. En travaillant le montage fractionné (Le Prestige), éclaté (Inception), et la narration retournée (Memento), le réalisateur met un point d’honneur à bâtir une filmographie qui parle à l’intelligence du spectateur sans jamais oublier le spectaculaire travaillé au corps. Le fait de privilégier l’IMAX à la 3D, le 35mm au numérique, les effets spéciaux traditionnels au tout numérique, montre que Nolan se rapproche de cette ambition qui pouvait envoûter les réalisateurs tels que David Lean. Le grandiose. Encore faut-il trouver un sujet adéquat. Interstellar et sa quête d’un nouveau monde répond à la question. Pourtant, Christopher ne fût pas le premier choix de son frangin scénariste Johnathan, qui proposa son script en premier choix à Steven Spielberg. À la vision de la première partie du film et du fil rouge narratif, on comprend pourquoi le père de « Rencontre du Troisième Type » s’était laissé séduire (thématique de la famille séparée, de la découverte, de l’universalité). Mais Spielberg, très occupé par ailleurs, passera la main au profit du grand frère débarrassé de la trilogie encombrante des Dark Knight. Le résultat est évidemment bluffant.

Avec ses questions de physique classique, quantique, de métaphysique (sur l’étagère), et son rapport à l’humanité, Nolan livre avec Interstellar son film le plus dense (2h49), le plus exploratoire et, paradoxe heureux, le plus humain. Si Nolan a pu être (assez justement) taxé de froideur pour ses œuvres précédentes, Interstellar devrait recadrer le tableau puisqu’il ne raconte pas autre chose que notre rapport à la vie, aux êtres chers, et place la notion même d’existence à travers notre appartenance à la “terre-mère” (Gaïa). Les observateurs qui rapprochent le film du monolithe cinématographique « 2001, Odyssée de l’Espace » se trompent manifestement d’analyse sauf sur les intentions artistiques de l’auteur. Là, où Kubrick et Clarke s’enfonçaient dans une démonstration psychédélique (new-age dirait-on aujourd’hui) de la création, le film de Nolan reste malicieusement terre-à-terre et remonte la source jusqu’à Méliès.

D’entrée de jeu, le film propose une vision d’apocalypse écologique réduisant la Terre à un caillou de moins en moins vivable et sujette à des tempêtes de sable récurrentes, annonciatrices d’une fin lente mais inévitable. L’humanité court à sa perte. Fermez les bans. Tout doit disparaître. Dans cet environnement pour le moins hostile et fort d’une ambiance mélancolique belle comme un spleen hivernal, le personnage de Cooper (impeccable Matthew McConaughey comme tout le casting, John Lightgow et Jessica Chastain en tête de liste) a l’étoffe des “héros malgré eux” avec ce sens sacrificiel qui colle au costume.

Interstellar aborde alors de façon sépulcrale sa courbure espace-temps cinématographique qui s’attacherait à la fois le chromos d’un John Ford classique (la scène des adieux fait penser au départ de John Wayne dans « La Prisonnière du Désert », les ambiances sorties du Steinbeck des « Raisins de la Colère »), le Kubrick paradoxal (« 2001 »), le Tarkovski exigeant (« Solaris »), le Malick philosphoe de la dualité nature-culture et un esprit entertainement toujours efficace (« Contact » de Zemeckis avec, déjà, McConaughey sur l’affiche). Tout cela, porté par une partition inspirée de Hans Zimmer (fidèle collaborateur de Nolan), qui se fait souffrance pour être original (orgue très présent, Philip Glass dans le rétroviseur) en ayant composé sans avoir vu une seule image du film (!), et enfin les théories simplifiées du physicien Kip Thorne, torsadées pour tresser un scénario à la fois complexe sur le fond, simple sur la forme, où la quête du héros, sempiternelle graal du storytelling se fait limpide dans une soupe quantique à fortes turbulences.

Pour Christopher Nolan, l’histoire reste au cœur d’un film. La forme peut être belle, et même magnifique comme ici, il faut donner à réfléchir, voir, recevoir, découvrir et penser. Jouer des symboliques mais ne jamais renoncer à voir plus grand, leitmotiv central d’un cinéma ambitieux (mais jamais prétentieux), quitte à enfoncer les portes ouvertes de quelques deus-ex-machina bien arrangeants ou à structurer son récit de façon si méthodique qu’il en devient prévisible. Une histoire faite de déchirures, de sacrifices, d’épuisement inévitable du temps que l’on ne rebrousse jamais. Le film est à la fois lyrique, en témoigne le poème (peu connu en France) de Dylan Thomas qui enroule solennellement le film comme un ruban de Moebius (« N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit…»). Surtout, il ose puiser sans s’épuiser dans le stock d’imagerie de la conquête spatiale comme de la conquête de l’Ouest, chercher ces nouvelles frontières en invoquant les incantations scientifiques de Einstein, Newton et Hawking. Certains pourront ainsi reprocher au film de jongler maladroitement (ou habilement, selon) entre sérieux et pure anticipation fantaisiste. Entre les trous noirs, le tesseract géométrique, la relativité restreinte, la gravité, les vers spatio-temporels et la finitude des choses, il ne reste, finalement, que l’amour des siens et les liens, indéfectibles, avec nos proches. De cet univers sans limite qu’il reste à dompter pour l’humanité, Interstellar abouti à ce sentiment simple mais infiniment grand, lui aussi, transcendé par cet étonnant voyage nous promenant à l’autre bout de la galaxie pour s’en revenir à ce qui fait battre nos cœurs.
AmarokMag
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le 21 janv. 2015

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