"Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta
sœur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"



L'Étranger, Charles Baudelaire , Le Spleen de Paris


Llewyn Davis est l'Étranger : ce vagabond plein de lassitude, observateur fantôme du monde qui l’entoure ; le looser tranquille et libre.
Bercé d’une mélancolie qui lui est propre, le film des frères Coen nous plonge dans l’amérique des années 60, une amérique alors à la genèse de l’ère Dylanienne.


Inside Llewyn Davis s’ouvre sur une ballade Folk, véritable complainte traduisant le spleen qui sera omniprésent dans ce film. L’atmosphère brumeuse provoquée par la fumée des cigarettes témoigne du seul mouvement dans la pièce. Bouche bée, les spectateurs assistent au désespoir de Llewyn, pleurant sa peine en public.
Dès lors, Les frères Coen nous plongent dans une humeur noire donnant son ton au film.


Son quotidien, semblable à un blues, est une éternelle routine consistant à dormir chez qui veut bien l’accueillir, écumer les bars, la guitare à la main pour essayer de gagner de quoi manger, et trouver un hôte le soir venu. Les jours se ressemblent comme le traduit le montage des frères Coen, répétant le même leitmotiv du lever, du métro et du boulot, pouvant être comparé au poème de Baudelaire À une heure du matin dans Le Spleen de Paris :



“ Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu
plusieurs hommes de lettre [...] avoir disputé généreusement contre le
directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « — C’est
ici le parti des honnêtes gens, » [...] avoir salué une vingtaine de
personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des
poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la
précaution d’acheter des gants ; [...] ; avoir fait ma cour à un
directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « — Vous feriez
peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus
sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez
peut-être aboutir à quelque chose. “



Cette routine, symbole de son échec constant est personnifiée par le chat. En effet, dès le début du film, Llewyn laisse par mégarde s’échapper le chat des amis chez qui il logeait. Il tentera alors de le garder avec lui pour leur rapporter, mais dès la vingtième minute du film, il perd le chat qui s’enfuit dans le froid de l’hiver Américain. Il va penser le retrouver mais alors qu’il le ramène à ses propriétaires ceux-ci lui annoncent que ce n’est pas le bon. Il reviendra finalement de lui-même à sa maison, alors que Llewyn avait perdu tout espoir de le retrouver. Ce chat est la métaphore de son destin qui lui échappe sans cesse. Llewyn Davis erre dans un mal-être constant.



“Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de
changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et
celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre. Il me semble que
je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de
déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.”



Anywhere out of the world N’importe où hors du monde (extrait), Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris


Dans ce poème, Baudelaire nous décrit exactement le même sentiment de lassitude qui plane dans ce film, et la question :



“En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te
plaises que dans ton mal?”



qu’il pose à son âme est tout à fait la question que le spectateur peut avoir à l’attention de Llewyn Davis.


Le parallèle qui s’effectue entre Llewyn Davis et L'Étranger de Baudelaire passe par ses relations entretenues avec ses amis ou sa famille. Ce personnage restera seul tout au long du film. Les scènes où il apparaît avec des amis se soldent en général par une dispute qu’il a plus ou moins engendrée, que ce soit par une vieille histoire de préservatif percé ou par le refus d’aborder le passé (avec la dispute quant à la voix de son ancien compagnon de chant interprétée par l’amie chez qui il dort). Il est incapable d’entretenir une relation sociale stable, parfois désobligeant, d’autres fois de mauvaise foi. Ses relations familiales ne sont pas non plus au beau fixe. En effet, la scène où il retourne voir son père traduit un malaise familial. Pas un mot ne sera prononcé par le père, dû à une incapacité de parler ou à un silence volontaire ? nous n’en saurons pas plus, mais ce que Llewyn retient, c’est que son père n’a même plus la force d’aller aux toilettes. C’est d’ailleurs sous cet unique angle qu’il en parle à sa soeur, évoquant des retrouvailles peu agréables. Il finira aussi par se disputer avec sa soeur, pour une histoire de papiers jetés. Il fait donc preuve de peu d’attachement à sa famille ou à ses amis, trouvant sa liberté dans une certaine solitude.


Lorsqu’il essaie enfin de sortir de cette lassante routine, qu’il part de cette ville maudite et qu’il abandonne finalement ce chat au froid hivernal, symbole de son enracinement dans ce quotidien répétitif et déchu, afin de rencontrer l’homme pouvant le mettre en lumière, celui-ci lui conseille de se remettre avec son ancien partenaire ; symbole d’une courte période de gloire passée ; ignorant tout de son histoire tragique, ce dernier s’étant suicidé.
C’est cet ultime échec qui stoppe définitivement tout espoir pour Llewyn Davis de connaître le succès. Alors il tentera de s’engager dans la marine, de définitivement changer de vie mais même là il échouera, rattrapé par son passé, ayant égaré les papiers nécessaires.
Promis à une éternelle errance en tant qu’artiste raté, il va humilier une chanteuse qui joue dans le même bar que lui, pendant son tour de chant. Seul moyen qu’il trouve pour tenter de se prouver à lui-même qu’il vaut mieux que ça, mais même là il sera remis à sa place par cet homme qui le tabasse au fond de l’impasse, lui rappelant finalement qu’il n’est rien.



“Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter
et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit.
mes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés,
fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les
vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu !
accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent
à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis
pas inférieur à ceux que je méprise !”



À une heure du matin (extrait), Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris


Finalement, il continue sa tournée dans les bars, renouant alors avec sa vieille routine, dormant chez les amis qu’il a vexé plus tôt, mais qui lui ont pardonné, rejouant dans le bar où il avait insulté cette chanteuse la veille. C’est justement cette scène de fin, identique à la scène d’introduction qui met un terme à tout espoir de gloire. On comprend alors que la boucle est bouclée, que Llewyn Davis est voué à tourner en rond, à vivre cette vie et que rien ne changera pour lui, c’est toujours la même histoire. Après tout, comme il le dit à la fin de sa chanson : “ Vous la connaissiez sûrement, le folk c’est du passé qui ne se démode pas”.


L’intérêt de ce film réside probablement en grande partie dans sa capacité à montrer un pauvre type sans le stigmatiser, on est spectateur de sa vie, semblable à la vie de nombreux autres, condamnés à mener ce train de vie pénible et cyclique. Le film finit d’ailleurs sur une prestation suggérée de Bob Dylan, qui commence sa légende là où celle de Llewyn Davis, fraîchement rabaissé par l’homme dans la ruelle, s’avorte.


Ainsi ce film donne à voir la vie d’un raté, un musicien de folk ne connaissant jamais la gloire ou la fortune. Coucheur peu précautionneux, Llewyn Davis erre de canapé en canapé, profitant de la bienveillance d’un “ami” jusqu’à en abuser. C’est un homme libre, libre de tout dogme familial, libre d’affection, à l’instar de l’étranger de Baudelaire. Frère misérable et oncle inexistant, il est la figure du banal looser, celui que l’on croise dans la rue sans y prêter attention, un fantôme de notre société qui essaie, sans grande conviction, de “réussir sa vie”.
C’est un film sur le spleen, la lassitude de la banalité, toujours présente 150 après Baudelaire.



Hang me, oh hang me, I’ll be dead and gone



Hang me, oh hang me, I’ll be dead and gone



I wouldn’t mind the hanging



it’s just the laying in the grave so long,



Poor boy, I’ve been all around this world


MartinArnaud
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le 6 janv. 2020

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