« Cette chanson a battu les records de longévité sur les ondes. Ce soir, dans toutes les régions Baltes, Un jour gris d’hiver dans un vieil hôtel ». Inland Empire s’ouvre sur cette voix de speaker radiophonique, et sur une image de vinyle qui tourne. Cette image de vinyle, répétée de manière lancinante à travers tout le film, évoque, comme la route serpentine de Mulholland drive, un éternel recommencement. Elle fait écho, aussi, au Jitterbug introductif de Mulholland drive, et au club de jazz de Lost Highway. Trois films miroirs qui semblent se répondre entre eux.


David Lynch tourne Inland Empire aux alentours de l’année 2005, avec une production réduite – essentiellement basée sur ses propres ressources financières, avec l’aide de son épouse productrice Mary Sweeney. Le film est tourné sans scénario complet, et avec une petite caméra mini-DV. Lynch avoue (dans des interviews, et dans le documentaire autour du tournage du film) « ne pas savoir où aller » plusieurs fois lors de la création du film. Un processus totalement libre, très artisanal et qui boucle la boucle avec le premier film fauché du cinéaste, Eraserhead.


Le résultat : un film dans lequel on avance par associations d’images, associations de sons, et associations d’idées, comme un poème surréaliste d’écriture automatique… L’introduction du film en est un bel exemple : nous commençons sur des images de prostitution en Pologne, floutées. Une femme regarde ces images sur un écran, et voit soudain un sitcom avec des lapins en costume. Les images se rembobinent (ou avancent ?), et nous voyons une vieille dame marcher vers une maison. Nous retrouvons cette vieille dame, qui nous mène chez sa voisine, Laura Dern alias Nikki Grace.


La conclusion du film fonctionnera sur le même mode d’associations libres, et, entre les deux, un film en poupées russes : film dans le film dans le film, rêve dans le rêve dans le rêve… David Lynch a totalement suivi son instinct lors de ce tournage, et demande au spectateur de faire de même. En suivant cet instinct, une histoire apparaîtra tout de même. Elle sera différente, bien sûr, en fonction de chaque spectateur.


On peut y voir, par exemple, la véritable histoire d’une femme (la brune, devant son téléviseur), probablement Polonaise, qui trompe son mari et souffre de cette culpabilité écrasante. Peut-être, d’ailleurs, s’est-elle livrée à la prostitution. Elle apprend qu’elle est enceinte. L’annonce à son mari. Or, celui-ci est stérile. La jeune femme vit alors un cauchemar, dans lequel ses interrogations refont surface : faut-il tuer le mari ? tuer le bébé ? se tuer ?


Cette histoire semble être enfouie dans le scénario joué par une actrice Hollywoodienne, Niki Grace. Elle interprète Sue, une femme qui trompe son mari. Et, dans la réalité, Nikki – l’interprète – est est-elle aussi tenté de le faire, avec Devon le comédien qui interprète son amant (Justin Theroux). Le film qu’ils tournent, Quelque part dans les lendemains bleus, est en fait le remake d’un film maudit, jamais terminé, sur lequel les deux interprètes ont été assassinés.


Comment ces deux histoires sont-elles reliées ? Il semble que Nikki, l’actrice hollywoodienne, devienne son personnage dans un long rêve. Et, dans ce rêve, elle rejoint la jeune femme Polonaise. Un rêve en commun. Un motif qui réécrit l’histoire de Mulholland drive, mais aussi celle (véridique) de la relation entre l’actrice Sheryl Lee et son personnage Laura Palmer sur le tournage de Fire walk with me.


Inland Empire utilise, comme Mulholland drive, la figure de la mise en abyme. Mais, cette fois, puissance mille. Cherchant moins à dénoncer l’illusion du rêve américain que dans le film précédent, Lynch cherche surtout à créer un vertige sans fin. Le spectateur se demande en permanence si ce qu’il voit est une scène du film dans le film, ou bien une scène réelle. Lynch utilise avec malice le format DV, évoquant ces images de making-of, de bonus, que nous sommes habitués à voir depuis l’apparition des DVD à l’aube des années 2000. Ce choix du DV donne un sentiment de documentaire à ce film totalement surréaliste. Le DV est aussi parfaitement choisi pour la deuxième partie de l’histoire, celle se déroulant en Pologne : ces images sales évoquent les documentaires sulfureux sur la prostitution, et Lynch réutilise même l’effet de flou des visages au début de son film.


Pris dans sa recherche de compréhension de l’intrigue, le spectateur s’engouffre dans le monde sensoriel du film. Lynch nous piège comme un hypnotiseur (et un hypnotiseur va et vient dans le film). La voisine, dans l’une des premières scènes du film, semble déjà hypnotiser Nikki. Jeremy Irons, qui incarne le réalisateur du film dans le film, parle de son film comme d’un « monde dans lequel nous allons plonger ».


Dans toute la première partie, cette plongée s’effectue, tandis que le personnage de Nikki devient progressivement son personnage Sue. La plongée est une expérience, éventuellement traumatisante. Jamais les sons de Lynch n’ont autant fait sursauter. On en vient à se demander si le film ne va pas « sortir de ses gonds », voir sortir de l’écran. Peur incarnée par une scène fascinante où Laura Dern contemple son image dans un cinéma, puis voit ce même cinéma dans l’écran.


Parfois, le cinéaste nous permet une courte décompression par l’humour : c’est tantôt le sitcom des lapins, tantôt un talk show parodique de ceux qui existent sur les chaînes américaines.


Petit à petit, Nikki devient Sue. Sans cesse, dans la première heure du film, une scène que l’on croit réelle s’avère une scène du tournage. Petit à petit, l’esprit vacille : Nikki s’arrête de tourner, et s’adresse à son équipe « on dirait une réplique de notre film ! ». Que se passe-t-il ? lance quelqu’un de l’équipe. Oui, que se passe-t-il ? Qui est cette autre femme qui apparaît, dans un commissariat, un tournevis planté dans le ventre ? S’agit-il de la première interprète de Sue, celle qui est morte sur le précédent tournage ?


La frontière entre Nikki et son personnage s’abolit définitivement au bout d’une heure, quand elle s’enferme dans la maison de carton-pâte du studio, et que celle-ci devient réelle. Le studio de tournage se transforme en jardin. Puis, une lampe émet des flashs lumineux violent, et nous voilà téléporté en Pologne. Transformations, téléportations, disparitions… Le cinéma de Lynch est rempli de Magie, de prestidigitation, et Inland Empire ne déroge pas à la règle. La voisine nous avait prévenu et avait prévenu Nikki : « … et puis, il y a… la magie ! ».


Le film semble être lui-même un miroir. Après la plongée, la remontée, qui mène progressivement à la fin du film. Nikki refait surface progressivement. Elle tente de rentrer chez elle, à Hollywood : là, la femme brune a pris sa place, et tout le monde la chasse, y compris Devon son collègue comédien. Niki/Sue ne peut émerger du cauchemar, et se retrouve prostituée sur les trottoirs de Los Angeles – à même le Walk of Fame. Dans la scène mythique du film, elle se tue d’un coup de tournevis, et fini là son voyage aux côtés de clochards (encore l’écho de Mulholland drive, dont le film semble être une version double). Mais tout n’est qu’un film, et Nikki se réveille enfin. Pour une fois, la mort n’est pas la dernière solution dans le cinéma de Lynch. Et si Inland Empire était son film le plus positif ? Malgré toute la noirceur de l’expérience, Nikki se relève et retrouve la jeune Polonaise. Elles s’embrassent, et retournent chacune à leur réalité. Peut-être, par le pouvoir du cinéma, Nikki fait-elle revivre la jeune femme ? Les dernières images montrent celle-ci retrouver son mari, accompagné d’un enfant. Tout semble être résolu, et pardonné. A nouveau, les plans s’associent entre eux, et la vieille voisine réapparaît. Et si c’était-elle, Sue ? Venue rendre visite à celle qui interprète son histoire, des années après ? La présence obsédante du vinyle, objet d’une autre époque, pourrait l’indiquer. Le film se termine par des images de danse au son de Sinnerman de Nina Simone, dans une villa de Los Angeles.


C’est toute la beauté de Inland Empire de ne laisser derrière lui que des « et si ? ». Jamais le film ne ferme totalement les portes de l’interprétation. Si bien qu’il peut être très difficile d’accès lors d’une première vision. On peut, à première vue, se dire que Lynch se moque de nous. Mais il n’en est rien : Inland Empire raconte une histoire, émouvante, effroyable, fascinante. A chacun de la reconstituer selon ses projections, mais elle est là, sous-jacente aux images du film. Si le film ne rencontra pas le même retentissement que Mulholland drive, il semble être, au fil des visions, un film non moins important. Sa durée de 2H50, son image artisanale en DV, en font une expérience radicale. Radicale mais envoûtante, grâce à la maîtrise d’illusionniste de Lynch, et émouvante, grâce au casting de haut vol (Laura Dern, encore une fois, est sidérante de bout en bout ; les rôles secondaires sont tous aussi parfaits, mention spéciale à Harry Dean Stanton et Grace Zabriskie).

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le 21 mai 2017

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