Un film attrape-musicologue comme on en fait peu. L'enfant d'un ménage diabolique entre les « Vexations » d'Erik Satie, les quatuors de Scelsi, et la sequenza vocale de Berio. La musicalité des dialogues tient de la magie. J'ai l'impression d'être en face d'un film réalisé par Edgar Varèse, où les cordes, « les cordes sensibles » comme dirait Prokofiev dans « Pierre et le Loup » sont mises de côté, pour chercher autre chose, un ailleurs musical.
Comme un Xenakis où l'on chercherait sciemment un mélange de timbres toujours, toujours, toujours plus différent. Où les timbres ne sont plus seulement musicaux. Ce sont aussi des timbres visuels qui se mélangent, comme cette clarinette et ce hautbois delibesiens dont je parlais pour Les Quatre filles. Ce sont des timbres de couleurs, d'images, des timbres d'objets, de voix.
Je prends une vieille marmite décatie, et j'y mélange : des chants, des musiques de danse, des accords debussistes, des cris, des murmures, des bruits d'oiseaux, de singes, du silence, des hurlements, une discussion...
Je prends une autre marmite plus décatie encore, et j'y mets : quelques humains, pas trop, une lampe, un lustre, un extérieur de maison, de l'eau, de la fumée, un tapis, une pièce, la même pièce vue sous un autre angle, un escalier...
Je mélange, un peu. Et j'en tire une louchée, une de chaque marmite. Et chaque louche ne peut tout contenir, aussi chaque louche est différente de l'autre, ce sont des louches audio-visuelles formidables, elles ouvrent à tous les possibles.

Je crois que j'aime profondément ces images où l'homme n'est pas le film. J'aime un plan fixe de plusieurs minutes sur une fumée d'encens, et la réponse d'une image inanimée filmée par une caméra qui se déplace sensuellement, lentement, contre toute logique narrative. Simplement parce qu'elle existe.
Quels sont les personnages ? J'ai envie de dire, le piano, le miroir, et l'encens. Les trois coupes de champagne vides et la robe de Delphine peut-être. La maison bien sûr. Je trouve ça fantastique. L'homme n'a peut-être pas vraiment plus d'importance que cette fumée d'encens, qui m'obsède décidément.
Ça donne une longue rêverie. Ceci n'est pas un film, non. Ces successions d'images-sons, c'est le travail le plus remarquable qu'il m'ait été donné de voir sur la consistance audio-visuelle. L'action n'est plus physique. Elle se situe sur un autre plan.

C'est un film, pour les films. Comme si l'on était un phénomène non plus humain, mais filmé. Une action qui ne met pas au dessus une composante filmique d'une autre. Tellement difficile à expliquer, cette sensation. L'action n'est pas seulement physique. Un mouvement de caméra est une action. Un plan fixe sans mouvement est une action, la respiration d'un sein nu est une action. Les changements de lumière sont des actions, et toutes ces infinies variations, comme la sept-cent-trente-septième répétition des vexations de Satie est différente de la sept-cent-trente-sixième et de la sept-cent-trente-huitième.

Je crois que je n'aime pas le côté Inde en carton, Orient fantasmé de petit bourgeois très occidental. On se croirait au XVIIIe siècle, c'est étrange.
Peut-être pourtant est-ce une bonne chose. Peut-être est-ce fait exprès ?
J'ai un mal fou à affirmer quoi que ce soit à propos de ce film, même à propos de mes propres sensations. Je crois que j'aime beaucoup ça. L'impression que cette fois-ci c'est le film qui nous regarde, nous caresse, nous comprend, et non l'inverse.

Ce film est une chanson, une rêverie, une évocation. Il a des airs d'une Année dernière à Marienbad. Il est d'une sensualité peu commune. On a l'image de corps qui se touchent, s'embrassent, et se caressent. Je crois que ça vient des voix, je ne sais pas.

Sur ce film je ne sais rien. Je n'ai pas tout compris, le fil conducteur m'a paru ténu, voir chimérique. Une semaine après j'en ai oublié la plus grande partie, et ne revois mentalement que quelques plans.
Je crois que j'ai beaucoup aimé. J'ai très envie de le revoir, c'est un peu comme s'endormir, se sentir partir. Il a l'odeur de cette délicieuse héroïne, cette odeur de chaleur, et une odeur de fumée, de musique, une odeur de rêve.
Adobtard
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le 1 avr. 2013

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Adobtard

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