De toute façon, Balzac c'est toujours incroyable. On ne peut pas rater une adaptation de Balzac puisque les personnages sont bons, les dialogues sont bons, l'histoire est bonne. Pourtant j'ai parfois éprouvé un malaise en voyant ce film, qui est moins une adaptation qu'une sorte de traduction de Balzac. Ou alors une retranscription. Ce qui se passe dans le roman est porté à l'écran de façon plate, avec de nombreux clins d'oeil lourds à notre époque. Des clins d'oeil intempestifs. Vous savez, comme ces gens qui vous parlent de "l'actualité" de Dante ou de Shakespeare, qui essaient absolument de vous convaincre qu'ils sont "actuels". Mais Dante, Shakespeare et Balzac n'ont jamais été et ne seront jamais d'actualité. Ils restent éternellement inactuels.


Pour être plus précis, j’ai été mal à l’aise à chaque fois que le film me disait : « tu vois comme le XIXe siècle ressemble au nôtre ? » Et elles étaient nombreuses, ces fois. Quand on nous montre les publicités dans les journaux pour bien nous faire comprendre que la pub partout, ça ne date pas d'hier. Quand on nous montre Lousteau fumer du haschich (trait anecdotique dans le roman, systématisé dans le film). Quand on nous explique que les fake news de l’époque s’appelaient des canards. Avec de vrais canards filmés à l’écran. Parce que nous devons être des espèces de demeurés. Quand on entend la phrase "ah quand un banquier entrera au gouvernement". Quand le directeur du journal royaliste dit « seuls nos lecteurs pourront nous acheter » reprenant le slogan de Mediapart. A ce moment précis, je me suis demandé si le réalisateur n'était pas tout simplement en train de se payer notre tête. Au point où nous en étions, il aurait pu aussi filmer un portrait d'Edwy Plenel, avec une perruque, au-dessus d'un feu de cheminée. Edwy Plenel en perruque, à la peinture à l'huile, les sourcils froncés, l'air imperturbable, en train de nous faire un grand doigt d'honneur.


J’ai été ensuite amené à une méditation plus mélancolique sur les difficultés inhérentes au film d’époque. Comment se fait-il que nous puissions avoir de si beaux costumes, de si belles coiffures, de si beaux décors et de si beaux accessoires (notamment de beaux bougeoirs, beaucoup de très beaux bougeoirs),et même de si beaux acteurs avec de si beaux visages dignes du XIXe et pas des moeurs du XIXe ? Comment se fait-il qu’il soit si difficile de reconstituer des mœurs ? Et par mœurs j’entends tout ce qui appartient aux façons d'être, aux comportements, aux gestes. Les voix et les mots surtout, les intonations, les petits riens. C'est l'âme du temps qui s'exprime à travers la voix et la langue. Pourquoi le cinéma nous donne-t-il la mode d'une époque, mais pas le mode d'être des personnes de cette époque ? C'est une question que je feins de poser, car la réponse est évidente. Ces petits riens, ces façons de parler, se sont évanouis dans l'air du temps. On ne pourra jamais les retrouver. Mais alors je ne demande pas que le film soit moralement réaliste, juste qu'il n'y ait pas d'intrusion trop flagrante, trop vulgaire de notre époque dans celle qu'il relate, comme un smartphone laissé sur une table de la rédaction du Corsaire-Satan.
Le pire péché, à mes yeux, c'est que les acteurs parlent et agissent comme s'ils sortaient de notre temps, que leur langage vienne jurer au milieu d'une reconstitution par ailleurs très bonne. Les âmes délicates ne peuvent supporter d’entendre une femme distinguée du XIXe siècle parler comme une spectatrice de télé-réalité. Cela vous froisse les nerfs. Cela vous fait dire : à quoi bon tout le reste ? Un exemple : la marquise d’Espard dit à Louise, à propos de l’actrice Coralie : « vous aimez cette fille ? ». Et Louise de répondre : « c’est une belle personne ». J'ai sursauté. Peut-être que c'est moi que je fais de l'hyperesthésie. Une belle personne. Une belle p***** de personne. Non Coralie n’est pas UNE BELLE PERSONNE. C'est une gourgandine, une amante passionnée ou, si l'on veut, "une pauvre enfant" mais pas une belle personne. C'est déjà assez pénible à entendre aujourd'hui. Qu'est-ce que ça veut dire ? "C’est une belle personne". D’où vient cette expression ? « Tu es une belle personne ». Je me suis toujours demandé. Quelle est l’origine de la plaie ? Où se trouve la source du mal ? « Tu sais, c’est vraiment une belle personne ». Eh bien je vais vous le dire, pour votre plus grande édification. Au cas où vous voudriez savoir. C’est dans le film de Guillaume Canet, Les Petits mouchoirs, que le spectateur français tout ébahi entendit pour la première fois résonner cette émouvante expression. C’est. Une. Belle. Personne. Je ne dis pas que ces mots n'ont pas de sens. Dans une fiction contemporaine, pourquoi pas. Mais pas dans une adaptation de Balzac sacrebleu, à moins qu’on veuille faire une sorte de téléfilm France 2 de luxe. Ce n'est pas possible.
Je râle, je râle mais au fond j'ai passé un moment relativement plaisant. Comme je le disais au début, Balzac c'est toujours bon. Vous avez beau avoir lu le roman une seule fois il y a vingt ans, tout vous revient. Les personnages, les situations, les détails. La masse totale de vie que Balzac parvient à capturer dans son texte est si considérable qu'elle traverse le temps et les supports. Elle saute du livre au film. C'est comme un taureau qui charge. D'ailleurs Balzac était Taureau. J’ai beaucoup aimé la scène du mime, ça m'a rappelé les Enfants du paradis et je me suis demandé finalement si le seul homme apte à faire une adaptation balzacienne d'un roman de Balzac, ce n'était pas Scorsese.


Nous attribuons solennellement la note de 5 bougeoirs sur 10 à Illusions perdues de Xavier Giannoli.

LeJardindesIdees
5

Créée

le 13 nov. 2021

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