Paris pas épargné, Paris martyrisé...

J'ai 19 ans, et je n'ai jamais lu une ligne de Balzac. Enfin ce n'est pas totalement vrai, disons simplement que je ne connais de sa comédie humaine, que ce film de Xavier Giannoli, et quel film !
Un narrateur nous dépeint donc le triste destin de Lucien de Rubempré, provincial venu se faire un nom à Paris à travers un recueil de poème qui ne semble émouvoir que Louise de Bargeton, son amante.
Mais le Paris du début du XIXème siècle ne semble pas prêt à accueillir Lucien, dont les nobles ambitions seront vite perverties par une société cynique et malhonnête, où la recherche du profit et la loi du plus offrant dicte le comportement des journalistes, des écrivains, des artistes, bref de tout le monde. Alors quand le nouvel ami journaliste de Lucien, exemple typique d'une roublardise parfaitement acquise, déclare "ça y est vous êtes sur la scène, vous faîtes partie du spectacle", il semble autant parler aux parisiens de son époque qu'aux spectateurs, amusés par cette impudence omniprésente.
Le jeu auquel s'adonne perpétuellement comédiens et journalistes, au point de payer grassement un "enseignant de sifflets ou d'applaudissements" selon ses intérêts, où le talent ne semble n'avoir aucune importance, achèvera de briser les intentions du héros, vite emportés dans ce Paris auquel aucune valeur positive résiste.
Mais ce film, qui relève par moment presque du documentaire, tant le narrateur parvient à nous faire vivre ce Paris d'autrefois, est aussi une oeuvre qui s'inscrit parfaitement dans son temps, et qui ne se moque pas seulement du passé. Lorsque l'effronterie atteint son point culminant, lorsque Lucien est "au nom de la mauvaise foi et de la fausse rumeur" proclamé journaliste, et lorsqu'enfin, rempli de haine et assoiffé de vengeance, Lousteau annonce "mes amis, il n'y a pas d'amis", cette fresque du passé devient le reflet de notre monde, pollué par les intérêts personnels, les fake news et l'isolement dans lequel beaucoup finissent par s'enfermer.
Ce film est donc une peinture ambitieuse de 2h30, toujours rythmé par les descriptions précises et brutales du narrateur, par le cynisme de ses répliques : "le libéralisme, c'est la liberté du renard libre dans un poulailler libre ! ", enfin, par le spectre d'émotions et de modes de vies qu'il propose, traitant d'ailleurs de l'amour avec la pertinence caractéristique du réalisme. Le destin déchirant de Coralie, tombé éperdument amoureuse du héros, ne se sentant pas de taille à affronter la noblesse parfaitement incarnée par Cécile de France, et déclarant à cette dernière : "vous n'allez pas me le prendre, parce que j'en mourrai ! ", en est le triste exemple.
Alors dans ce théâtre du monde où les pires gens ont toujours les meilleures places, Giannoli tente peut être de nous avertir contre cette immoralité ubiquitaire, laissant tout de même une toute petite place à l'espoir. Certes, ce théâtre parisien fait de nous des comédiens sans le vouloir, certes tout le monde joue la comédie humaine, mais enfin, puisqu'il "avait cessé d'espérer, il pouvait commencer à vivre", peut être faut-il simplement, comme le film le suggère, avoir tout vu et tout vécu pour enfin imposer au monde son illusion particulière.
Cette fresque ne délivre pas de message naïf ou bien-pensant, elle nous invite simplement à nous égarer pour mieux nous retrouver, d'ailleurs, ne faut-il pas se perdre pour trouver ce qui est introuvable ?
Alors on pourrait reprocher à Giannoli d'être un peu lent pour sortir de cette comédie dont le narrateur nous a vite révéler toutes les ficelles et qui semble rapidement n'avoir plus rien à nous apprendre : ce n'est pas la transformation des canards en pigeons qui nous tiendra en haleine assez longtemps ! Mais avec quelles arguments, ceux-ci nous ont été subtilement dérobés par la "critique des critique", puisqu'enfin si le film est si long, c'est parce qu'il s'agit là d'une oeuvre au réalisme stupéfiant, un miroir éclatant de notre monde, un avertissement brillement incarné par la scène finale, nous sommes peut être, comme Lucien, confronté au livre de notre vie, à nous de nous détacher de cette ultime ligne fatale ! Nous pouvons recommencer à espérer et continuer de vivre.

rafael_cine
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 5 nov. 2021

Critique lue 498 fois

4 j'aime

4 commentaires

rafael_cine

Écrit par

Critique lue 498 fois

4
4

D'autres avis sur Illusions perdues

Illusions perdues
el_blasio
9

Un contrat plus qu'honoré

Illusions Perdues parvient à nous emporter avec panache et brio au cœur de la tourbillonnante Comédie humaine chère à Balzac, plus contemporaine que jamais. Pour un littéraire talentueux, il est...

le 27 sept. 2021

106 j'aime

8

Illusions perdues
jaklin
5

Eloge du contre-sens musical

J’aurais pu mettre 8. J'aime pourtant beaucoup d'habitude Giannoli : L'apparition et Marguerite sont de très bons films. Ici, les acteurs sont presque tous bons, Balibar et De France en tête, en...

le 9 avr. 2022

42 j'aime

92

Illusions perdues
Kopliko
7

Le jour où un banquier rentre au gouvernement...

Balzac, l’un des romanciers français les plus connus et l’un des plus adaptés au cinéma. Pourtant, lorsque l’on regarde la liste des adaptations de ses œuvres, la plupart se sont faites avant les...

le 15 oct. 2021

41 j'aime

5