Ça commence par des discussions assez binaires (il est là/il est pas là ; on va le chercher/oui on va le chercher ; quelle voiture/cette voiture) avant qu’en route, la conversation ne dévie vers les yaourt. Et là, au fur et à mesure, la scène se resserre autour d’un homme mutique et abîmé, engoncé au fond du véhicule. C’est parti pour cent cinquante minutes laborieuses et solennelles, à observer de loin les petites vies pitoyables de ces flics blasés, usés, vidés, qu’une carrière trop longue et monocorde a transformés en automates fonctionnels, vaguement grivois et faussement « graillards » (grégaires et gaillards?) lorsqu’ils parviennent (et c’est rare) à taire leur absence de confiance en eux-même et en leur destin, leur souffrance sans nom.

Grand Prix du Festival de Cannes 2011, Il était une fois en Anatolie est un film emmerdifiant* à souhait. Constamment rehaussé par un cadre physique saisissant, il échoue globalement dans sa construction d’un réalisme affecté et sa poésie bucolique émerge dans la lourdeur. Nuri Bilge Ceylan a choisi d’agrémenter la monotonie de ses personnages en la commentant de l’intérieur, mais ça ne prend pas.

Pendant toute une partie du film, l’enjeu est de guetter la séquence ou il va décoller (ou pas). Allons-nous continuer à embrasser la terre ou quelque-chose va-t-il surgir de l’obscurité vers laquelle nous nous précipitons ? Il n’y aura que deux malheureux gimmicks, ternes et creux comme il convient lorsqu’il s’agit de diffuser l’idée que quelque chose d’intense se joue, qu’un sens caché est derrière la petite aspérité sous contrôle mise en avant au beau milieu du long fleuve atone. Et puis il y a le retour au réel et la lumière révèle un manque devenu flagrant. Ainsi il aura fallu une heure trente pour être certain d’avoir perdu son temps ; le pénible est passé, la vacuité maintenant.

Dans ce cinéma de la rétention ou Bilge Ceylan se complaît à étaler une beauté formelle et des paysages sublimés, la dimension sociale et humaine, parfaitement leurrée mais véritablement absente (les dénouements de la dernière demi-heure attestent de cette pauvreté ; coup de poker en vain pour Ceylan).


La première partie pourrait se résumer par l’enchaînement de la logique intellectuelle « pas de vie, pas de femme, pas de flamme », un principe systématique et vérifiable dans les redondances et lieux communs qui servent de propos aux protagonistes. Ceylan nous présente des individus désœuvrés, mais on ne voit jamais leur petite vie dure, sinon comme des touristes chaussant leurs jumelles pour toiser la misère. Que de complaintes qui sont autant de lapalissades ; et une fois le jour revenu, ces hommes sont toujours les mêmes fantômes soporifiques, des zombies démissionnaires qu’on retrouverait précisément sous la même forme et avec les mêmes schémas de référence dans n’importe quelle culture structurée (voilà un point de vue universaliste incroyablement pessimiste, sec et décharné). La méthode Ceylan : faire se balader des mines graves et entrevoir le mobilier d’un résident de quartier populaire et hop, le petit traité sociologiques est dans ma poche.

Une philosophie de bistrot nourrit l’essence du métrage ; probablement de bistrot rupin, mais de bistrot quand même. Pourtant la Vérité surgit de cette banalité, de ce morne investi dans un enfer exotique et passif. Si elle vécue comme sans motivation, sans sens, c’est parce que cette balade dans la nuit est un prétexte des policiers pour maquiller leur léthargie (sans lui échapper pour autant – par loyauté ?). Si le criminel a provoqué ces errements dans un univers ou tout est fini, on peut croire que c’est dans le dessein de remplir ce chaos silencieux autant que mortifère.

C’est comme si ces bonhommes à qui on ne la fait plus, plus affligeants que désarmants, cherchait l’endroit idéal pour connaître la fin. Comme si quelque chose (mais quoi) était à régler pour retrouver la plus totale des sérénités, avant le repos éternel, qu’il se déroule ici ou là-haut. Sauf que la sensibilité est une chose, elle n’est pas gage de spiritualité. La chair(e) et l’esprit comptent aussi ; sinon, ce sont simplement des hommes qui suivent le vent et ça n’est ni beau ni évanescent, c’est juste déprimant et désincarné.

L’oeuvre, aussi subtile sa menue trame soit-elle, patauge dans une sorte de néant créatif. Un procureur riant à un moment inopportun et sans raison et ça y est, le vide du quotidien est rempli, l’absurde s’est insinué par cette seule phrase. Faux, ces micro-bizarreries n’ont pas plus d’effet qu’elle n’ont de valeur ; elles ne signifient rien, elles parviennent à peine à ponctuer ce bloc de paresse. Prescrit aux gens patients et aux aptitudes masturbatoires avancées. Il faut être bien hypocrite pour arriver à ne pas somnoler – ou, sans doute, d’un zèle contemplatif à toute épreuve.

* emmerdifiant : http://www.youtube.com/watch?v=kpVnkCa9Ov4

http://zogarok.wordpress.com/2012/02/04/il-etait-une-fois-en-anatolie/

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le 18 oct. 2014

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Zogarok

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