Alors qu'il se veut résolument futuriste, évoquant l'avenir de l'Humanité et la conquête de l'espace, Ikarie XB-1 s'apparente pour nous à un véritable retour vers le passé. Il est bien difficile, en effet, de regarder ce film sans le considérer comme un morceau d'histoire, une pièce de musée, tant il semble porter en lui les stigmates et les préoccupations de son époque. Même si elles ne sont pas trop insistantes, les allusions à la guerre froide sont réelles et nous ramènent inexorablement au contexte « Terre à terre » des années 60 : la menace nucléaire, clairement citée, vient forcément de l'Oncle Sam (la découverte du vaisseau fantôme) ; les grands maux du XXe siècle ont tous été causés par les ennemis de l'URSS ( « c’était de la racaille : ceux qui ont laissé derrière eux Auschwitz, Oradour et Hiroshima ») ; quant à l'Humanité, en 2163, elle a tout de la douce utopie communiste... Mais surtout lorsqu'on découvre ce film, on réalise a quel point il fut précurseur en matière de science-fiction au cinéma, initiant des thématiques et des codes esthétiques qui seront repris et améliorés dans les grandes œuvres à venir (Star Trek, 2001...). Ikarie XB-1, enfin visible dans sa version originale après avoir été gentiment américanisé, marque le début de la SF de standing, élégante et profonde.


C'est sans doute cette profondeur, cette consistance dans le propos, qui surprend le plus. Il faut dire que nous ne sommes plus habitués, nous spectateurs du XXIe siècle, à voir un film de SF qui ne soit pas uniquement dédié au merchandising. Ikarie XB-1, enfanté au moment où la rivalité entre les Etats-Unis et l'URSS était à son paroxysme, est entièrement traversé par les craintes et les réflexions de son époque : on s'interroge sur le danger nucléaire, sur le devenir de l'humanité ou encore sur la morale et l'éthique de ceux qui prennent part à la conquête spatiale. En s'appuyant sur les écrits de Stanislas Lem, auteur notamment de Solaris, Ikarie XB-1 pose les fondements d'une SF que l'on peut qualifier de métaphysique, philosophique voire intimiste : même au plus près des étoiles, c'est bien l'être humain qui brille sur la toile.


Cette dimension ne tarde pas à crever l'écran puisque, dès son entame, ce sont les angoisses de l'Homme qui sont filmées en gros plan : le visage d'un scientifique s'impose à nous et son discours nous étonne : « La Terre n’est plus, elle n’a jamais existé… ». Il ne faut qu'une poignée de seconde à Jindrich Polák pour installer un climat d'angoisse et conférer au récit sa fonction allégorique : le périple de l'astronef représentera moins la conquête spatiale que la dérive de l'Humanité tout entière.


À partir de là, assez malicieusement il faut dire, Polák va se servir du principe du huis clos afin de mettre à mal ses personnages et explorer ainsi leur part d'humanité. Au-delà de son aspect naïf et propagandiste, la bonne idée du film est de négliger le citoyen au profit de l'Homme, la nation au profit de l'Humanité : on s’intéresse à l'individu, et non plus au héros d'un pays ! Habilement, Polák reconstitue une Humanité sans drapeau ni frontière, avec cet équipage hétéroclite et cosmopolite, et une vie humaine qui s'ébat dorénavant loin des querelles politiques : quelles que soient ses origines, on flirte, on danse ou on écrase une larme devant un bon vieux mélo... Et c'est seulement après nous avoir révélé son image que Polák s'emploie à questionner son cœur et son âme. Chaque péripétie ou accident sera ainsi l'occasion de se pencher sur ce qui constitue l'être humain : l'isolement, la confrontation avec l'inconnue, l'abolition des repères temporaux ou la menace des radiations solaires, sont autant d'événements qui rappellent à l'homme sa finitude et l'invitent à se questionner sur la vie.


Outre sa dimension philosophique, ce sont bien ses qualités plastiques qui charment l'iris et annoncent les futurs sommets du genre. C'est fou, presque à chaque plan on découvre des éléments de décor ou de mise en scène qui seront utilisés par la suite dans les grands films de SF, notamment Américain. Comme si, d'une certaine manière, ce film portant l'idéal soviétique avait réussi à révolutionner Hollywood. Ainsi, l'ambiance futuriste, clinique et anxiogène, avec mouvements de caméra oscillants et ses travellings millimétrés, avec ces formes géométriques épurées aux nombreuses lignes de fuite, annoncent aussi bien Alien que 2001. Le cousinage avec Star Trek est encore plus frappant, tant la confection du vaisseau, le mobilier futuriste ou les tenus des protagonistes annoncent ce que sera l'univers de la célèbre série américaine. Bien évidemment, tout n'est pas parfait dans Ikarie XB-1 puisqu'on y trouve des effets spéciaux terriblement datés, type maquette grossière sortie tout droit des nanars des années 50, ou encore des approximations scientifiques qui mettent à mal le sérieux de l'œuvre. Mais qu'importent au fond ces maladresses, avec Ikarie XB-1 la science-fiction passe un cap et entre de plein de pied dans une nouvelle ère : celle de la modernité.


Procol-Harum
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le 25 août 2023

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Procol Harum

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