Si Histoire d’herbes flottantes retient l'attention généralement, c'est parce que Yasujirô Ozu en a fait un remake en 1959, nommé en toute logique Herbes flottantes, et qui correspond à l'un de ses rares films tournés en couleurs. Pourtant, au-delà de la simple anecdote, ces deux films témoignent du cheminement artistique d'un cinéaste que l'on dépeint souvent comme peu évolutif. Là où le film de 1959 brille par son ascétisme formel, sa sérénité voire sa légèreté de ton, sa version de 1934 laisse transparaître ses influences diverses (mélodrame hollywoodien, burlesque...), son amertume et ses préoccupations sociales. Avant d'arriver à un cinéma de la maturité, traduisant à l'écran les principes du zen nippon, questionnant l'Homme et la société de façon aussi subtile que poétique, Ozu se construit en s'appropriant notamment les caractéristiques du cinéma occidental, afin de faire de son cinéma celui de l'émotion, ou de la revendication.

Cette revendication, elle s'exprime tout d'abord d'un point de vue technique, puisque Yasujirô Ozu campe sur ses principes esthétiques hérités du muet et refuse, toujours et encore, de céder aux sirènes du parlant. Il faudra attendre encore deux ans pour le voir enfin mettre des paroles dans ses films (Le Fils unique, 1936), tout comme il faudra patienter jusqu'en 1958, avec le superbe Fleurs d'équinoxe, pour qu'il accepte enfin de passer à la couleur. Cette défiance à l'égard du modernisme traduit moins le passéisme du cinéaste que ses craintes vis-à-vis du pouvoir manipulateur du cinéma : prendre le spectateur par la main et lui dire ce qu'il doit aimer, détester ou penser, voilà ce que refusera toujours de faire Ozu, même lorsqu'il passera au parlant, privilégiant plutôt l'art suggestif afin d'éveiller les consciences.

Et les consciences, Ozu compte bien les éveiller en affichant haut et fort des revendications d'ordre social. C'est l'une des caractéristiques de son cinéma d'avant-guerre, cette manière très frontale d'aborder la question sociale en faisant en quelque sorte du néo-réalisme avant l'heure. Avec Histoire d’herbes flottantes, on délaisse le milieu urbain, Tokyo et ses alentours, pour aller prendre le pouls de la campagne et d'un arrière-pays où prédomine le sentiment d'abandon. Le focus est ainsi fait sur la précarité de ceux que l'on cantonne à la marge de la société, comme cette troupe de théâtre itinérant, ces « herbes flottantes » désignées par le titre, dont l'existence nomade empêche tout ancrage sociale.

Adapté d'un roman écrit par Ozu lui-même (sous le pseudonyme de James Maki), Histoire d’herbes flottantes n'hésite pas à exacerber les violences ressenties par les exclus de la société : violence sociale, avec cette vie familiale qui se refuse au saltimbanque ; violence psychologique, avec ce père contraint au mensonge pour préserver l'avenir de son fils ; violence des sentiments, avec ces peines, ce spleen ou ces jalousies qui emportent les familles brisées ou les cœurs délaissés ; violence physique aussi, avec cette pluie qui tombe, ces larmes qui coulent, ces coups qui pleuvent. Une violence qu'Ozu filme sans détour mais pas sans finesse, contrebalançant les effets mélodramatiques par du burlesque ou de l'humour scatologique (que l'on retrouvera d'ailleurs dans Bonjour), atténuant les accès de cruauté en ayant recours à la candeur des enfants (merveilleuse prestation des acteurs en culotte courte) ou à la pudeur du hors-champ (coup non visible à l'écran...).

Face à la violence d'un monde profondément déshumanisant, Ozu brandit sa poésie picturale, réconfortante et sensitive, nous rappelant par l'image ce qui fait la force et la valeur de l'humain.

Ainsi, le soin apporté à l'esthétisme et au cadrage, le recours aux images ou aux objets symboles (le sémaphore, les lieux déserts...), vont venir suggérer de manière poétique les sentiments et les états d'âme des personnages. Les paroles sont dès lors inutiles puisque l'image dit tout du cheminement intime des uns et des autres, comme lorsque Ozu préfère filmer le désamour progressif d'un jeune homme pour sa bicyclette pour mieux évoquer l'amour grandissant d'un fils à l'égard de son père. Toujours aussi subtile, la manière avec laquelle il donne du sens à ses mouvements de caméra : parfaitement pensé et orchestré, le travelling apparaît lorsque le matériel du spectacle est vendu, transformant le dépouillement progressif des acteurs en mise à nu de l'humain : les artifices tombent, les personnages nous apparaissent vrais, authentiques, et gagnent de ce fait notre empathie.

Sans être aussi abouti que les futures grandes œuvres du maître, Histoire d’herbes flottantes séduit avant tout par son évocation poétique des liens qui se créent entre les vivants : la pantomime humaine (gestes, postures, regards...) exprime avec éloquence les sentiments les plus profonds, révélant la vérité des êtres (la maîtresse jalouse qui laisse entrevoir son désir d'amour, l'oncle sympathique qui laisse transparaître sa détresse paternelle...), attirant notre attention sur une communion qui n'a rien d'artificielle : la ritualisation des gestes unit les êtres (l'art de la pêche, du spectacle, etc.), un simple hochement de tête suffit à transformer un oncle factice en véritable père. Silencieusement, Ozu vient de célébrer la famille.

Procol-Harum
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le 12 nov. 2021

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