Après une accession brutale dans la culture pop avec la saga des Star Wars, la science-fiction semble être devenu un genre à part auprès du public, un pas évident, instable qui le lie à un univers futuriste, inconnu pour lui. Or, les nombreux chefs d’œuvre (Blade Runner par exemple) qui le composent ont pour la plupart tissé leur réputation au fil du temps et, trop souvent, le genre s’est cantonné à une succession d’évolutions visuelles pour masquer une inconsistance dans la réelle proposition de cinéma qu’elles offraient. Avec un début de carrière intelligemment mené, où il passa du blockbuster grand public avec Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, opus qui fit basculer la saga de J.K Rowling vers une volonté de s’affirmer comme étant mâture, puis, tout à l’inverse, un film d’anticipation, Les Fils de l’Homme, le détonateur dans la carrière du cinéaste, l’émancipation vers une succession de séquences grandioses, de plan-séquences à l’ambition gargantuesque et la promesse de la naissance d’un futur grand nom de la science-fiction sous nos yeux, Gravity marque tout simplement le tournant de son auteur.

La voilà donc cette promesse, celle que l’on attendait plus dans le genre depuis longtemps, un film dont les prouesses techniques, improbables, constituant de perpétuels moments de bravoure visuelle, parviennent à galvaniser un propos qui s’épaissit le film avançant, le faisant basculer dans une tournure christique dans son ultime souffle. Dès son plan d’ouverture, magistral, la caméra de Cuaron opérant déjà avec magie la présentation d’un univers paradoxal, le cinéaste prépare une expérience dont l’effet crescendo va faire basculer le spectateur dans un état d’exaltation lié à une sensation d’oppression inamovible. Néanmoins, à ne pas s’y confondre, Gravity demeure l’œuvre la plus radicale de son créateur, aussi bien visuellement que scénaristiquement, l’élément paroxysmique d’une analyse familiale faite en profondeur au fil de ses films. Chacun des personnages du cinéma d’Alfonso Cuaron est lié à la destinée de l’astronaute Ryan Stone, portée par une Sandra Bullock méconnaissable, celle dont la photographie d’Emmanuel Lubezki et les exploits répétés du réalisateur mexicain vont peu à peu la hisser vers un statut mythique, la Création issue d’un univers mortel, d’un espace que l’Homme lui-même ne peut maîtriser. En une heure et demie à peine, Gravity montre tout le talent de son cinéaste à bâtir un univers de manière à ce que celui-ci devienne un protagoniste à part entière, un facteur déclencheur dans la chute ou la montée de son héroïne.

L’espace auquel la 3D parvient à capter le silence constant, une terreur invisible qui envahit le spectateur et la pellicule d’un effroi incompréhensible. Gravity est un monstre d’horreur fondé sur le silence et l’impuissance de ses protagonistes à changer une situation qui paraît inexorable mais est aussi, et ce assez paradoxalement, une odyssée intimiste, minimale au travers de son héroïne, l’introspection causée par le chaos. Empruntant la métaphysique de Terrence Malick ou de Stanley Kubrick avec son 2001, Gravity marque une étape supérieure dans la formation de la psychologie du personnage de science-fiction, conscient de sa cause et dont le rapport animal, qui le lie à son existence, doit dépasser toute forme de sentimentalisme. L’Homme doit se nécessiter à son unique survie. Créant un rapport paradoxal entre la petitesse des corps dans l’espace et la force primale qui caractérise pourtant ceux-ci, Cuaron et son fils Jonas, co-scénariste du film, tissent dans ce personnage féminin un condensé de personnages féminins – entre Ripley d’Alien et Sarah Connor de Terminator – d’une extrême cohérence, tout en conservant les caractéristiques d’une filmographie qui apparaît comme insensée, presque pensée pour ce film, l’œuvre à part entière telle qu’elle sera vue dans l’avenir et l’avancée tant technologique, avec une 3D au point culminant de l’immersion, que psychique qu’elle engendrera dans l’avenir du cinéma.

A la maîtrise totale de son sujet durant toute la durée du film, et au moment où Gravity n’a finalement plus rien à prouver, l’ultime éblouissement de la séquence finale vient clôturer la sensation d’accomplissement qui marque la projection inoubliable du film de Cuaron. La beauté impassible de l’espace filmé par le metteur en scène, l’exploit visuel réalisé par les équipes techniques, aurait pu se ressentir sur le film pour ne demeurer qu’un objet monolithique. Cependant, comme l’une des plus belles jamais vues dans le genre, appuyée par l’unique élan mémorable de la composition musicale de Steven Price, Cuaron vient parachever le maelström émotionnel procuré par le film, en repensant la Création après avoir montré la détresse de l’Homme tout du long, confrontant le spectateur à sa mise en scène et la puissance évocatrice invoquée par les dernières images.

Combien de films pourront être ainsi vus avec la sensation de découvrir le nouveau fondement d’un genre ? Des Frères Lumières jusqu’à Stanley Kubrick, ils ont créé la notion d’expérience que Gravity habite de tout son être, tant comme un héritage moral du genre, la nécessité pour l’Homme de voyager au-delà de son habitat naturel, que tel une évolution technologique majeure pour le genre au travers d’une amplification démesurée du réel au cœur du cinéma. Seule la bande-originale de Steven Price, aux allures horneriennes, semble apparaître de trop dans l'odyssée, dépassée par la puissance visuelle à laquelle Gravity s’applique à faire dominer. Sidéral et grisant, Gravity demeurera dans l’histoire du genre comme l’ultime jalon de la performance capture et du réalisme crevant que la technologie a apporté au cinéma. Son auteur, quant à lui, continue d’apposer un peu plus son empreinte à un genre dont l’humanité, désormais transpirante, suffit à oublier le silence anxiogène, qui marque le film et l’espace dont lequel il prend place, pour dresser l’Homme en une créature libérée, créée sur le rapport de bascule entre destruction et création. Miraculeux.
Adam_O_Sanchez
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste 2013.

Créée

le 24 oct. 2013

Critique lue 444 fois

Adam Sanchez

Écrit par

Critique lue 444 fois

D'autres avis sur Gravity

Gravity
Gand-Alf
9

Enter the void.

On ne va pas se mentir, "Gravity" n'est en aucun cas la petite révolution vendue par des pseudo-journalistes en quête désespérée de succès populaire et ne cherche de toute façon à aucun moment à...

le 27 oct. 2013

268 j'aime

36

Gravity
Strangelove
8

"Le tournage dans l'espace a-t-il été compliqué ?"

Telle est la question posée par un journaliste mexicain à Alfonso Cuarón lors d'une conférence de presse à propos de son dernier film Gravity. Question légitime tant Cuarón a atteint un niveau de...

le 23 oct. 2013

235 j'aime

44

Gravity
SanFelice
5

L'ultime front tiède

Au moment de noter Gravity, me voilà bien embêté. Il y a dans ce film de fort bons aspects, mais aussi de forts mauvais. Pour faire simple, autant le début est très beau, autant la fin est ridicule...

le 2 janv. 2014

218 j'aime

20

Du même critique

La Vénus à la fourrure
Adam_O_Sanchez
5

Polanski, les femmes et le théâtre

Certes, La Vénus à la fourrure est un exploit de cinéma, un gigantesque exercice théâtral à souhait, duquel découle une fluidité narrative incomparable, certes, l’on ne cessera jamais d’exprimer...

le 17 nov. 2013

2 j'aime

1

Cloud Atlas
Adam_O_Sanchez
9

Critique de Cloud Atlas par Adam Sanchez

Dans le cinéma actuel, peu de réalisateurs peuvent se targuer d’être des visionnaires et d’avoir été ainsi érigé par un groupe, une profession, en modifiant voire en révolutionnant symboliquement les...

le 11 août 2013

2 j'aime

Les 8 Salopards
Adam_O_Sanchez
8

Une histoire américaine

L'absence de chronique au moment de sa sortie en salles aurait effectivement laissé pu croire qu'il y avait une adhésion à l’avis mitigé du public face à ces Huit Salopards. Un auditoire déboussolé...

le 31 déc. 2016

1 j'aime