Gorge cœur ventre emprunte son titre à un poème dans lequel Pasolini évoque sa jeunesse de vagabondage bucolique à la recherche d’une communion de tous les sens avec la vie sous toutes ses formes et en conserve totalement l’esprit. Le film est l’exploration sensible de deux mondes fortement contrastés : le monde infernal de l’abattoir où travaillent Thomas (Virgile Hanrot) et son chien Boston (dans son propre rôle), et la nature estivale édénique qu’ils retrouvent en débauchant. L’utilisation de focales courtes, caressantes, lui permet de sublimer les chairs, les ventres tendus, les toisons miroitantes au sortir de la toilette, et finalement de commettre un film radicalement charnel. Son directeur de la photographie, Jonathan Ricquebourg, effectue même un travail si abouti de composition des plans que l’on tombe en pâmoison devant un dépeçage et que l’on manque de prendre un torchon perlé de sang pour un tableau de Kandinsky. En filmant le monde de l’abattoir comme elle filmerait un ballet, transformant en danseurs particules en suspension ou chiens en contemplation, Maud Alpi réalise un documentaire poétique qui n’a rien à envier au Chant du styrène de Resnais.
Normalienne en philosophie visiblement très influencée par la pensée de Derrida, la réalisatrice explicite, dans un entretien passionnant qu’elle accorde à Pacôme Thiellement, son ambition d’animaliser les émotions des humains et des non-humains, et surtout pas d’anthropomorphiser celles des animaux, l’idée même d’anthropomorphisme reposant d’après elle sur le postulat fallacieux selon lequel certaines émotions seraient la propriété exclusive de l’Homme. Elle justifie également son choix de s’inscrire en porte-à-faux du documentaire militant qui filmerait la souffrance animale du point de vue le plus froid possible pour mieux la dénoncer : « La bouverie, le boulevard de la mort, sont déjà une mise en scène. C’est un espace politique, un espace de dominations, fonctionnant par séparations. La mise en scène concurrente, la mienne, devait transgresser ces séparations, travailler la beauté, la chaleur, là où on aurait pu attendre dégoût et répulsion ». Force est de reconnaître que la réalisatrice atteint son objectif au-delà de toute attente. Avec autant de talent qu’un Turner révélant aux Londoniens la beauté de leurs ciels vespéraux, elle réussit à convertir notre regard sur les bêtes avec lesquelles, animaux que donc nous sommes, nous entrons en sympathie. Une expérience cinématographique littéralement palpitante.

etsecla
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le 19 juil. 2019

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