Un Jour si blanc est le film qui m'avait le plus marqué en 2020, et pas seulement parce que les cinés avaient été fermés la majeure partie de l'année, mais aussi parce que le deuxième film de Hlynur Palmason était excellent. Le troisième, Godland, confirme qu'il y a bel et bien un grand cinéaste en Islande, ce qui aurait pu ne jamais arriver dans un si petit pays si peu peuplé.

Par exemple, Noi Albinoi était un joli film, mais il ressemblait à peu près à tout ce qui se faisait dans le cinéma américain indépendant des années 1990, d'ailleurs Dagur Kari par la suite n'avait plus rien fait d'aussi convaincant. Le reste de la cinématographie islandaise est globalement sans personnalité, malgré quelques films attachants (Angels of the universe, Children of nature, 101 Reykjavik...). En fait il y a deux tendances dans le cinéma islandais : l'une est tournée vers l'export et filme en grand angle des acteurs en pulls traditionnels en train de manger du poisson séché au milieu de paysages sans matérialité, l'autre est plus sociale ou sociétale, généralement centrée sur la vie à Reykjavik, sortant très peu de la ville pour ne pas tomber dans le cliché de l'île aux paysages grandioses, où il est si facile de tout résoudre par un plan sur un ciel fou ou une montagne multicolore.

Hlynur Palmason ne fait ni l'un ni l'autre. Il se passe du grand angle et des pulls, mais il inscrit ses récits dans le paysage, sans renoncer à leur dimension extraordinaire, sans chercher à les banaliser. Il montre ce que font les montagnes, les volcans et la pluie à ses personnages. La nature joue un rôle en soi. Le cadre est presque carré, mais pas pour dissimuler l'espace et centrer sur l'humain. Non, le cadre est carré parce que le monde est rond, et c'est comme ça. L'image, dans Godland (comme dans les deux premiers films du cinéaste), s'impose avec une sorte d'évidence esthétique, déraisonnable mais indiscutable, mue par une quête de la beauté qui s'appuie sur l'écoute du temps.

Hlynur Palmason ne fait pas du cinéma comme tout le monde (je craignais pourtant que le film en costumes ne le raidisse ou ne lui donne une sorte d'aplomb culturel qui lui aurait fait oublier l'essentiel). Le tournage de Godland s'est déroulé sur huit années, par épisodes. Le cinéaste tourne tout le temps et ça se voit. Il choisit des lieux pour tourner, mais il tourne aussi chez lui, dans les environs. Il a une pratique quotidienne du cinéma. Le temps passe dans ses films, en même temps qu'une certaine vitalité. Le temps est un enjeu de la conduite du récit. Aussi voit-on la carcasse d'un cheval mort se décomposer et disparaître au fil des saisons. Mais aussi une église se construire planche après planche. Et une jeune fille passer du piano de la maison à l'orgue de l'église en un simple petit raccord étonnant, marquant l'ellipse dans la continuité du motif.

On dirait la pratique du cinéma documentaire appliquée à la fiction. A un moment du film, un volcan entre en éruption. C'est le Fagradalsfjall, qui a érupté en mars 2021, et dont les coulées de lave ont rejoint l'étrange récit de Godland, trouvant naturellement leur place en son sein. Le film est ouvert à ce qui vient. Si le cinéma devient une pratique quotidienne, alors les jours et leurs nombreux détails y seront accueillis, et les fictions elles-mêmes changeront, se décentrant des récits et des drames pour observer la vie qui les soutiennent (comme le cinéma expérimental à la première personne nous l'apprend depuis 50 ans désormais : on ne voit pas la même chose chez Mekas, Brakhage ou Pauwels que chez les autres).

Mais Palmason n'est pas seulement bon par insistance, ni parce qu'il a le génie des collures - il sait aussi magnifiquement donner du corps, du rythme et de l'intérêt à une scène de fête autour d'un bâtiment sans toit, à un repas aux enjeux multiples, à une rencontre entre un prêtre et une petite fille qui ne fait rien comme tout le monde elle non plus, sans céder aux discours et aux caractérisations trop faciles. On y voit des chevaux inquiets traverser des rivières (il y a un peu de Herzog dans ce cinéma), un homme qui a peint en blanc le visage de tous ceux qu'il a croisés sur son chemin se retrouver le visage noir, des gens se battre et d'autres s'accorder pour un temps. Il y est question de religion et de domination danoise. Mais on y voit aussi une sorte de scarabée passer sous trois fourchettes puis sous trois couteaux, et un ver de terre rose et vert se trémousser dans une bouse. 

Bref, c'est un grand film, peut-être le premier grand film islandais, et c'est déjà l'occasion de se réjouir. Ce pays si beau a trouvé un cinéaste qui arrive à en donner la mesure. Je pense tout de même que Hlynur Palmason pourrait faire quelque chose d'encore un peu moins raide un jour (s'il se débarrassait de ses histoires de haine à froid qui sentent un peu trop fort le cliché scandinave, ce serait pas mal), mais celui-ci est déjà chargé de mille choses exaltantes qui relèvent de l'exception. Grand bonheur.

Multipla_Zürn
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2022

Créée

le 24 déc. 2022

Critique lue 186 fois

8 j'aime

2 commentaires

Multipla_Zürn

Écrit par

Critique lue 186 fois

8
2

D'autres avis sur Godland

Godland
Procol-Harum
8

Aux traducteurs sensibles de nos mondes insensés

À quoi sert le cinéma si ce n’est à exprimer une vision plastique du monde, d’un monde, celui d’un artiste dont la sensibilité particulière gagnera à être traduite en des termes génériques afin...

le 26 déc. 2022

36 j'aime

Godland
mymp
8

La grâce et la matière

À peine pose-t-il un pied ; à peine a-t-il fait quelques pas, malhabiles, sur cette plage grise et nue d’Islande, après un voyage en bateau, malmené par des vagues sombres et hautes, du Danemark où...

Par

le 16 déc. 2022

33 j'aime

Godland
Maxicurly
5

Voyage de l'absurde luthérien

Pas encore remis du visionnage du Film Les Huit Montagnes, je décide d'aller voir le très recommandé Godland. En tant que voyageur et photographe "amateur", je ne pouvais être que conquis. Quelle...

le 27 déc. 2022

14 j'aime

Du même critique

As Bestas
Multipla_Zürn
2

Critique de As Bestas par Multipla_Zürn

Un cauchemar de droite, créé par l'algorithme du Figaro.fr : un projet de construction d'éoliennes, des bobos néo-ruraux en agriculture raisonnée, des vrais ruraux sous-éduqués qui grognent et...

le 26 sept. 2022

44 j'aime

44

Les Herbes sèches
Multipla_Zürn
9

Critique de Les Herbes sèches par Multipla_Zürn

Les Herbes sèches est un film sur un homme qui ne voit plus, parce qu'il n'y arrive plus, et parce qu'il ne veut plus se voir lui-même au coeur de tout ce qui lui arrive. Il prend des photographies...

le 25 juil. 2023

37 j'aime

2

Moonlight
Multipla_Zürn
4

Critique de Moonlight par Multipla_Zürn

Barry Jenkins sait construire des scènes (celle du restaurant, notamment, est assez singulière, déployant le temps dans l'espace via le désir et ses multiples incarnations, à savoir la nourriture, la...

le 5 févr. 2017

37 j'aime

1