Aux traducteurs sensibles de nos mondes insensés

À quoi sert le cinéma si ce n’est à exprimer une vision plastique du monde, d’un monde, celui d’un artiste dont la sensibilité particulière gagnera à être traduite en des termes génériques afin d’être transmise au plus grand nombre. C'est à cet exercice que se lance Hlynur Pálmason avec Godland, son troisième film qui est à ce jour le plus abouti : tout part de la découverte d’archives photographiques du XIXe siècle, des images rares sur lesquelles sont fixées à tout jamais la beauté primitive de la terre islandaise et l’authenticité fondamentale de ceux qui la peuplent. Plus que de réinventer l’histoire de leur création, Pálmason s’efforce d’exprimer le magma originel qui s’en dégage, celui unissant l’organique et le minéral, le corps de l’Homme et l’essence de la vie, la fragilité de l’existence humaine et la nature éternelle.


Deux dimensions, deux pôles d’attractions antinomiques, que l’on va retrouver constamment dans ce film à l’identité double (deux titres en deux langues), à la narration binaire et où même le personnage principal, Lucas, jeune prêtre danois du 19e siècle, se voit confier deux missions distinctes : il doit évangéliser et photographier l’Islande et les Islandais, construire une église où l’on présentera la parole divine comme promesse d’immortalité et immortaliser par des moyens non spirituels une population qui parle un tout autre langage... Une dualité que l’esthétique exprime avec une élégante austérité, adoptant un cadre 1:33 aux contours émoussés qui rappelle aussi bien les essais documentaires herzogiens que le métaphysique Jauja de Lisandro Alonso. Une audace formelle qui aurait pu être contreproductive mais qui s’avère payante, tant la poésie imagée déborde du cadre, se joue des verrous imposés, pour mieux donner chair à l’ineffable : la splendeur inflexible de la nature, la complexité de la nature humaine.


S’il dédie le film à ses parents, Hlynur Pálmason s’inscrit immédiatement dans le sillage d’un certain cinéma d’Europe du Nord, celui de Dreyer et de Bergman, dans ces premiers plans dépouillés où résonnent la langue danoise et ses sonorités gutturales, où s’impose une représentation très verticale d’une religion dédiée à l’au-delà mais faite par des hommes plombés par leurs bassesses. Rapidement la verticalité explose en se rendant en Islande, cette terre où les horizons nouveaux exposent l’individu à sa petitesse : avant de bâtir l’église dans le village, notre bon prêtre accoste à l’autre extrémité de l’île afin de la traverser à pied en portant son lourd paquetage sur le dos, tel un saint arpentant son propre chemin de croix. Un peu comme dans le Silence de Shūsaku Endō (adapté à l’écran par Shinoda en 1971 et Scorsese en 2016), Godland dénonce l’hypocrisie de ces hommes de foi qui dissimulent derrière leur tunique religieuse des tombereaux de vanité.


La mise à nu de l’individu débute ainsi en citant les codes d’un cinéma classiquement dédié à l’aventure humaine, comme ceux du western ou du survival, usant pertinemment du plan de grand-ensemble afin d’exploiter pleinement le potentiel évocateur des grands espaces islandais : la richesse brutale du milieu naturel, aussi sauvage que vierge ou immaculé, échappe à l’homme qui souhaite seulement coloniser, souiller, soumettre le monde à son propre désir. Face à ce qu’il ne peut maitriser – comme lors de la scène dédiée à la traversée d’une rivière houleuse – l'homme s’avère présomptueux et peu digne de la spiritualité qu’il souhaite promouvoir. À la colonisation de la terre s’ajoute une volonté de dominer les corps et les esprits : Lucas, sous prétexte d’appartenir à une élite gouvernante (L’Islande étant alors propriété du Danemark), pense pouvoir manipuler à sa guise les Autochtones. Le rapport à la langue révèle d’ailleurs son arrogance : il impose la parole divine sans parler un traitre mot de la langue locale (un état de fait que symbolise le générique où le titre en danois vient percuter celui en islandais). C’est bien sûr à travers la confrontation entre le prêtre et Ragnar, le guide islandais, que le propos de Pálmason va prendre sa dimension symbolique, puisqu’on assistera au terrible affrontement entre “l’esprit” et le “corps”, entre celui qui pense maitriser un pouvoir abstrait (politique, spirituel) et celui qui a une emprise sur le concret (la connaissance des lieux, de la langue). Un affrontement dont personne ne pourra sortir gagnant, comme le résumera la scène de fête du mariage (qui deviendra un non-mariage) au cours de laquelle les deux personnages vont finir par se vautrer dans la violence et la haine.


Clairement, la seconde partie peut sembler déceptive en donnant l’illusion d’être en rupture avec la première : l’action devient bien plus statique (centrée autour du village et la construction de son église), le visuel moins spectaculaire et la tragédie plus convenue (le prêtre soumit à la tentation de la chair...). Une rupture formelle qui permet surtout de prolonger le propos initial en illustrant d’une autre manière la difficile conciliation entre “corps” et “esprit “, “matière” et “spiritualité” : pendant que l’église se matérialise dans l’espace public, le prêtre perd en substance morale et spirituelle... il ne peut s’épanouir dans ce milieu dont il ignore les règles et la langue. Comme dans Un jour si blanc, c’est l’enfant qui nous montre la voie, lui dont l’innocence s’accorde si bien avec la pureté de la nature : la jeune Ida, attentive au monde, ouverte aux autres, parlant l’islandais comme le danois, crée de l’union là où Lucas et Ragnar ne provoquaient que la désunion. Elle est la traductrice des hommes, le liant entre ceux qui prient Dieu et les autres qui causent à la terre...


Une fonction que semble vouloir s’approprier Pálmason lui-même, lui dont l’art cinématographique cherche à traduire le langage de la terre et des hommes afin de mieux les unir. Seulement, reconnaissons-le, à l’instar du lourd dispositif déployé par Lucas afin d’immortaliser les Autochtones dans leur milieu, la mise en scène du cinéaste semble parfois trop mécanique et solennelle pour parfaitement nous emporter sur un plan émotionnel. Fort heureusement les moments poétiques dominent et permettent au film d’accéder à une forme de transcendance : en unissant, dans un même cadre, l’être humain et les volcans, les cours d’eau, l’herbe et la roche, tandis que les animaux nous ramènent constamment à notre propre finitude (les remarquables séquences en timelapse vont associer la décomposition des corps au passage des saisons) : cette évocation esthétique de l’impermanence des choses, de la fragilité de l’existence face à l’éternité de la nature, permet de traduire poétiquement cette rude et belle vérité qui est celle de la vie.

Procol-Harum
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le 26 déc. 2022

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