Fleurs de papier
6.9
Fleurs de papier

Film de Guru Dutt (1959)

Paysagiste de la conscience, Guru Dutt retravaille perpétuellement la matière du souvenir dans Fleurs de papier, il détricote maille par maille la trajectoire de son héros allégorique, autoportrait qu’il incarne superbement, entre émerveillement, stupeur et imperméabilité. Il y découpe ces instants de papier, imprimés momentanément sur de fragiles et périssables mémoires. Par la mise en abyme, il raconte les voies tourmentées de l’art cinématographique ainsi que les malédictions qui sévissent derrière les rouages bien huilés de son industrie. Le triste est générateur de beauté, la beauté de souffrance; c’est ainsi que Dutt fige l’ambiguïté des valeurs humaines. À partir des existences archétypales qu’il dessine, il organise une diatribe des travers conformistes de la société indienne et met en lumière les élans sentimentaux qui les déchirent et les dépassent.


Est infusé, dans la contemplation spleenétique qu’il conçoit, un véritable souci des beautés éphémères de la vie que matérialise la panoplie foisonnante d’apparitions déréalisées, extraites de leur utilité scénaristique, devenues l’espace d’une ou de deux minutes des pauses lyriques. Que ce soit par goût excessif du mélodrame ou par démesure nostalgique, ces apartés possèdent non seulement une fonction d’exemplification, traduisant par leurs méthodes ostentatoires l’envoûtement de l’art cinématographique, mais consistent également en étais scénaristiques qui proposent une lecture plus visuelle du récit. Pour Guru Dutt, la caméra précède le dialogue et les interactions intradiégétiques dans le déploiement de la narration. L’atmosphère visuelle caractérise davantage les situations que les paroles qui lui succèdent. En cela, le metteur en scène parvient à cristalliser, par une orchestration complexe d’excentricités stylistiques, l’amour qu’il voue au septième art. Loin de l’hagiographie, il n’omet pas les zones de pénombre qui tachettent les studios désordonnés de l’industrie cinématographique.


Visions d’un milieu capricieux, oiseux et arriviste s’entrechoquent allègrement à tout moment du ballet de gestes de Dutt. Son personnage et sa caméra navigue au cœur de ces eaux troubles qui liquéfient brutalement les volontés artistiques; les popularités croissantes, doublées d’égos aux croissances proportionnelles, mettent à mal la beauté des sentiments humains, motif central des Fleurs de papier. Travail sonore et maniement spatial participent tous d’une même démarche recherchant un précis registre émotionnel : c’est la mélancolie qui se voit déclinée en de multiples variations. Les chansons sont des leitmotivs perçants de tristesse, les languissants mouvements de caméra expriment quant à eux l’étiolement des passions. Stars rejetées, amours froissées, le cinéma est monde de remords et d’amertume. Pareil aux fractures narcissiques qu’il engendrait dans Boulevard du crépuscule, le cinéma procède par vampirisme, dépossédant de leur existence ceux qui s’y consacrent pleinement, ne laissant pour unique récompense qu’un océan de peine, joint à un poignant doute existentiel.


En ouverture, la voix off prophétique des Fleurs de papier, présage des imprévisibles déclins artistiques, signifiait à travers un long discours l’immuabilité de l’industrie, déformant goulûment la flexibilité des mains humaines. Tout au long du métrage, Dutt s’attela à décrire méticuleusement ces effets sur les vies humaines, les chocs collatéraux qu’ils provoquaient. Quelques étoffes mal rapiécées eurent comme insoupçonné destin de survivre à l’impitoyable excommunication infligée au personnage principal. Encore une fois, l’humanité fut condamnée à la désagrégation, supplantée par quelques symboles matériels, derniers remparts d'une mémoire massacrée.


Passé le calvaire du départ forcé, seuls les décors subsistent, désaffectés, exposant sans gêne le vide qui maintenant les compose, et que reprendront sans doute de futures générations, nouveaux outils à abîmer et à épuiser. Reposant sur sa chaise, le personnage de Dutt, dont plus aucun souffle ne soulève la poitrine, se voit ainsi violemment rejeté, tel un rouage qu’il faudrait remplacer, par les techniciens de plateau dont le visage ravagé de l’ex-réalisateur ne parvient à évoquer que de vagues titres de films, égarés dans un brouillard de création effrénée.


Des jeux de pouvoir qui se faufilent au creux du décor narratif, Dutt ébauche un portrait de la mégalomanie généralisée des hautes sphères sociales. Divisées, elles s’incarnent sous deux formes : le cinéma, déconsidéré des strates qui lui sont supérieures comme de celles qui lui sont inférieures – et qui pourtant accumule des sommes monétaires astronomiques –, et la bourgeoisie – aux airs d’une aristocratie britannique colonialiste. Étriqué par ces deux sociétés, Suresh, le protagoniste, sillonne les terrains hostiles des conventions à la recherche de ses minces désirs qu’il se voit en permanence refusés. Épanouissement familial, conjugal et artistique lui seront ainsi tour à tour confisqués, le réduisant à une errance portée sur l’ébriété et le désœuvrement. Conjugué au masculin, régi par les opiniâtres ambitions des hommes, le récit est lui aussi dominé par l’omniprésence du machisme. Chaque démêlée s’oriente selon les décisions des mâles. Un admirable exemple est donné lors de l’audition de la jeune étrangère, contrevenant à l’ensemble des standards corporels, qui ressentira l’âpre saveur du refus des hommes.


Sur le plan technique, l’analogie a déjà été dressée (par le rigoureux Mark Cousins dans son The Story of Film : An Odyssey), Guru Dutt déploie une farandole d’idées stylistiques qui n’est pas sans rappeler la verve ingénieuse d’Orson Welles. Pourtant premier plan de son récit (autre élément qui facilite le parallèle entre Welles et Dutt), il organise l’espace dans une perspective de décentrement. Rarement point concentrique, son personnage déambule, désorienté, dans les limbes de ce monde qui n’est déjà plus le sien; est-ce le progrès qui l’engloutit de sa soif de vitesse insatiable ou bien les attitudes rétrogrades qui musèlent son progressisme? Savant mélange des deux, ce climat déchiré entre conformisme et nouveauté achève de démanteler les compositions spatiales, qui alternent entre surcharge et désaffectation. Par l’entremise du magnifique cadre oblong, long rectangle encapsulant les moindres inflexions environnementales, les détails les plus infimes, Dutt échafaude une image dotée d’une merveilleuse profondeur. La souplesse scénographique se surmonte d’une maîtrise fabuleuse des ombres et des lumières; rarement les images ne servent qu’à communiquer les ficelles du scénario. Mille et une particularités visuelles les ordonnent; l’éclairage cristallin, aux jets de clarté précisément définis, projette de fantastiques obscurités qui nimbent les surfaces et segmentent l’espace scénique. L’analyse nécessiterait encore, dans l’optique de résumer l’ampleur spectaculaire de la photographie des Fleurs de papier, de passer en revue les curieuses ambiances à mi-chemin entre expressionnisme et mélancolie, en plus de la texturisation de la pellicule par les circonstances naturelles (pluie ou brume) et des effets de style (surimpressions, suppressions sonores, adroits tracking shots). Osmose des compétences formelles du maître indien, Fleurs de papier brosse un portrait incisif des contrepoids de l’humanité, de ces forces qui oxydent les natures humaines.


Esseulée, la piste narrative clôt un récit décharné, dont les fissures relationnelles successives ont achevé de disloquer l’insoucieuse gaieté. Les mots sont devenus superfétatoires à l’approche de cette noire conclusion qui affirme froidement l’emprise des mécanismes systémiques sur les desseins des individus. Après chavirements et doutes, les mouvements d’appareil deviennent les ultimes témoins de la magnificence de l'art cinématographique; même la mort fait appel aux procédés visuels du septième art. Si l’issue des êtres est fatale, la destinée de la création poursuit, détachée, son évolution au travers des consciences collectives.


mile-Frve
7
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le 21 mai 2022

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Émile Frève

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