Fleurs d’équinoxe est un film de rupture, avec la fin du N&B et le début de la couleur, et de changement, avec le passage d’une époque à une autre. Mais comme toujours chez Ozu les changements se font en douceur, par petites touches à peine perceptibles, comme s’il s’agissait d’une simple étape à franchir pour prolonger, différemment, ce qui a été fait auparavant.

Ici la couleur fait son apparition et marque, d’une certaine façon, l’entrée d’un cinéaste dans la dernière partie de sa vie. Même si l’emploi de celle-ci est une contrainte imposée par les studios, il est amusant de voir que notre homme cède toujours tardivement au progrès comme s’il était, à l’image de ses propres personnages, continuellement tiraillé entre la nostalgie du passé et l’acceptation de la modernité. En ce sens Fleurs d’équinoxe est une révolution, mais « ozuesque » en quelque sorte, c’est-à-dire douce et sans fracas, où l’emploi de la couleur est subtil, marquant une étape dans une vie comme l’amaryllis marque les saisons.

Hirayama est un homme plein de contraste et de contradictions. Il se montre progressiste en public, vantant le changement des mentalités et les biens faits de ces mariages d’amour, allant même jusqu’à regretter le peu de chance qu’il a eue, lui, de subir un mariage arrangé. Une attitude de façade, sans doute, car notre homme est un peu à l’image du Japon, c’est-à-dire prêt à accueillir la modernité mais en étant toujours préoccupé par le respect des traditions. Ainsi, le jour où un jeune homme vient lui demander la main de sa fille, il refuse catégoriquement sous prétexte qu’il ne vient pas d’une « bonne famille ». Mais rapidement il va se retrouver bien seul à défendre cette position, et la pression de son entourage conjugué au doux fatalisme de ses vieux compagnons de route auront raison de ses certitudes.

Ozu reprend ainsi le traditionnel conflit de générations mais en le traitant de manière plus directe comme s’il voulait aller à l’essentiel. Il tend alors vers un style de plus en plus épuré comme pour mieux mettre en relief l’infime jeu des sentiments qui s’opère sous nos yeux. Comme tout est affaire de nuances chez Ozu, on les retrouve à travers ce tableau qui nous semble si familier, ces figures que l’on connaît si bien (le couple traditionaliste, la fille voulant s’émanciper, les amis qui se retrouvent autour d’une bouteille de saké…) et qui évoluent toujours dans les mêmes lieux (la maison traditionnelle, la gare, les bureaux…).

Le changement arrive par petite touche, jouant plus sur les émotions que sur les positions. Ainsi, si Hirayama ne va pas devenir un progressiste convaincu du jour au lendemain, ce sont surtout ses sentiments qui vont évoluer et finalement prendre le dessus. Au début, on le voit camper sur ses positions pour ne pas céder face au « défi » lancé par sa fille, une attitude dictée par ses principes avant tout. Puis, c’est le cœur qui va parler et ses sentiments envers sa fille vont le contraindre au compromis ! Voilà le ton sur lequel Fleurs d’équinoxe va évoluer, une légèreté et une simplicité apparente qui cachent une vraie mélancolie.

Ce changement d’époque annoncé par la Lycoris radiata du titre laisse la place à la modernité, et amorce la période automnale du cinéaste. D’ailleurs les couleurs automnales dominent le film avec ces teintes de marron, de gris ou de beige que l’on retrouve constamment dans les décors ou sur les vêtements. La progression de la modernité se fait alors sentir par l’émergence du rouge, emprunté à cette fleur, qui prend de plus en plus de place à l’écran. Les teintes de rouge bordeaux ou de grenat apparaissent subrepticement à l’écran au détour d’objets anodins (théière, pot, téléphone) avant de s’imposer sur les vêtements de ces jeunes femmes, incarnant de ce fait le vent de la modernité.

Les femmes vont ainsi avoir un rôle prépondérant, symbolisant ou promulguant le changement. Certaines vont être des « résistantes » allant au clash (Fumiko à l’égard de son père), d’autres useront de subterfuge pour arriver à leurs fins (Yukiko), ou bien mineront « l’ennemi » de l’intérieur comme Mme Hirayama, épouse certes soumise mais qui ne se gênera pas de placer son fier mari devant ses contradictions. Comme pour l’emploi des couleurs, Ozu déploie une belle palette d’émotions pour décrire l’action de ces femmes, toute en nuances, allant de l’humour à la tristesse en passant par la joie. La joie, justement, si communicative de Mme Hirayama lorsqu’elle apprend le pas en avant de son mari à l’égard de leur fille, le sourire radieux qu’elle esquisse est d’ailleurs fort bien prolongé par Ozu qui laisse éclater les couleurs vives du linge séchant au vent. C’est simple et efficace, on ne peut qu’applaudir.

Fleurs d’équinoxe est un film qui apparaît fort simple, où les enjeux et les interactions entre les personnages semblent moins creusés que d’habitude, Ozu s’attachant surtout à peindre les sentiments qui gagnent ses personnages en élaborant un tableau aussi nuancé que touchant, mais où prédomine un sentiment de profonde mélancolie. C’est ce sentiment qui s’installe véritablement vers la fin du métrage alors que l’affaire du mariage semble réglée. Bien sûr le film tire en longueur vers la fin, mais c’est pour laisser le temps au spectateur de s’imprégner de cette ambiance véhiculée par les retrouvailles entre les vieux amis, le poème de Masatsura Kunosoki prononcé par Chishu Ryu (qui ne semble être venu que pour ça !), et ces plans finaux sur une nature calme et sereine. Mélancolie, sérénité et beauté, voilà une triade qui clôt superbement le premier film en couleurs d’Ozu et qui annonce la tonalité de ses derniers films, cinq pépites d’émotion.

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le 7 déc. 2023

Critique lue 115 fois

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Procol Harum

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