Fermer les yeux
7.1
Fermer les yeux

Film de Victor Erice (2023)

Grand film sur la mémoire et le cinéma, Fermer les yeux convoque notamment le souvenir de Carl Theodor Dreyer comme pour nous ouvrir les yeux : le cinéma, c’est un miracle à l’instar du final d’Ordet, c’est la résurrection d’un passé qui nous sidère, ébloui, réchauffe le cœur, ravi. On est ravi, en effet, de tressaillir, vibrer, s’émouvoir telle Ana, la fillette de L'Esprit de la ruche, devant la projection de Frankenstein, surtout si le ravissement de l’être cher, comme ce fut le cas pour Estrella dans Le Sud, vous a laissé dévasté, désillusionné... le cinéma, pour Víctor Erice, se lie ainsi au ravissement dans les deux sens de son terme, pleurant tout d’abord la perte afin de mieux illuminer les retrouvailles : le cinéma est un miracle, nous dit-il...

Un miracle dont la réalité quotidienne est évidemment dépourvue : ce qui est disparu est mort à nos yeux, passé et présent ne pouvant jamais se croiser. C'est ce que symbolise la première image du film, avec cette statue de Janus et ses deux visages fixant des directions opposées : le passé et le présent, la jeunesse et la vieillesse. Pour que la réunion miraculeuse puisse avoir lieu Víctor Erice s’emploie à l’exercice de la mise en abyme, du film dans le film : le premier, Le regard de l’adieu, ouvre le récit en nous montrant un détective, joué par un acteur du nom d’Arenas, prenant la route pour la Chine afin de chercher l’unique descendante qu’un vieil homme souhaite revoir avant de mourir. Un film inachevé qui disparaît rapidement de l’écran afin de laisser place à Fermer les yeux, soit le portrait actuel et peu glamour de Miguel, cinéaste dorénavant oublié mais qui demeure hanté par la disparition de son acteur et ami Arenas. Une rupture de ton qu’Erice matérialise formellement (on passe de la pellicule au numérique, d’une mise en scène de cinéma classique à une autre bien plus télévisuelle) afin d’esquisser un écart, de creuser une faille sensible dans laquelle se loge la mélancolie de tout ce que l’on croyait perdus : la jeunesse, les rêves, l’amitié, les pierres fondatrices de notre identité...

De ce pur dispositif mémoriel, le cinéaste tire un film ample non seulement par sa durée – presque trois heures –, mais aussi par une mise en scène qui s’évertue à prendre son temps, au risque de flirter avec certaines langueurs. Le procédé peut être perturbant pour certains spectateurs, d’autant plus que l’image, après l’ouverture en 35 mm, devient numérique, grisâtre, tranchant ainsi avec les splendeurs picturales permises par les précédents films du cinéaste (Le Sud (1983), Le Songe de la lumière (1992)). Un parti pris déroutant mais qui permet à Erice de faire éclore les bienfaits miraculeux du cinéma à l’écran, nous faisant passer d’un réel désillusionné, mortifère, lesté des effets de la perte, à des séquences portant le bienfait des retrouvailles. C'est ce que l’on découvre en suivant Miguel, dont le périple est mis en scène de manière fonctionnelle, télévisuelle, avant que ne surgissent de vrais moments de “cinéma”, comme ce passage où le vieux réalisateur imagine ou “met en scène” dans son esprit la disparition d’Arenas (les chaussures déposées au bord d’une falaise, le personnage redevenant gardien de but) : c’est bien la puissance évocatrice du cinéma qui réanime le passé, à la faveur de quelques plans saisissants.

Mais le film ne verse pas pour autant dans la pure nostalgie d’un temps révolu : plutôt que de ressasser le passé, Miguel est surtout amené à voir ce qui persiste dans le présent. À réactualiser d’une certaine façon une mémoire, les fondements de sa propre identité, ou à éveiller l’âme, comme on le dira dans le film. Il y parviendra notamment, durant son enquête, en retrouvant la trace de l’amitié, ces preuves intimes témoignant d’une vie, d’un partage des valeurs ou d’une relation privilégiée avec autrui. Une amitié non ostentatoire, bien sûr, qu’Erice dessine subrepticement par l’usage de la musique, cet élément constitutif du cinéma, en faisant resurgir ces émotions profondes par quelques notes de piano, ou un air de guitare rejouant « My Rifle, My Pony and Me », la chanson entonnée en son temps par Dean Martin et Ricky Nelson dans Rio Bravo. Mais outre la musique, c'est par l'image, bien sûr, que la réactualisation se fait également, à travers une ancienne photo argentique, un flipbook de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat ou de vieilles bobines de films : le cinéma apparaît ainsi comme une machine à bouleverser le présent par l’intrusion lumineuse d’un passé gravé sur pellicule.

Mais en nous présentant très clairement Miguel comme étant son propre ersatz, Erice tend à se retrouver également, à renouer avec son identité, son cinéma. Les liens avec ses précédents films se tissent et réactualisent une passion, ressuscitant L’Esprit de la ruche avec ces bobines provoquant les mêmes réjouissances qu’en 1973, ou en croisant de nouveau le visage d’Ana Torrent, celle dont le regard noir suscite toujours les mêmes émois... rien n’a changé au fond, rien n’a véritablement disparu, tant que le corps n’a pas oublié la vie couvant en lui, sa capacité à tressaillir, vibrer, s’émouvoir et à être accessible au ravissement.

Une mémoire que le cinéma, l’image facilitatrice d’apparition ou la musique pourvoyeuse d’imaginaire permet de rafraichir miraculeusement : ainsi, s’il a oublié son nom, Arenas frémit et réagit toujours à la vision des nœuds marins de sa jeunesse, des photos de son passé ou des rushes de son ancien film ; il n’est pas encore mort. Tout comme Miguel/Víctor Erice qui revient paradoxalement au cinéma pour lui dire adieu et finit par se retrouver à la faveur d’un regard-caméra : les morceaux se recollent, comme la créature de Frankenstein de L'esprit de la ruche : il est vivant ! Il peut, dès lors, en toute sérénité, fermer les yeux avant le baisser de rideau final, son héritage et son identité vont continuer de prospérer à l’écran. Dreyer avait raison, le cinéma est miraculeux...

Procol-Harum
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le 8 janv. 2024

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