Ne vous fiez pas au titre français, une nouvelle fois bien mal adapté, qui voudrait nous faire croire que John Huston s'est mis au mélo aromatisé d'espoir. Fat City, bien au contraire, prolonge et concrétise la thématique de l'échec qui lui est si chère et nous laisse voir une Amérique en perdition, où la réussite n'est qu'un mirage et l'enfer une réalité. Sombre et amère, mais jamais cruelle ni larmoyante, la chronique sociale qu'il nous propose se concentre sur le destin croisé de personnages désespérément humains, pour qui la pratique de la boxe sert moins d'ascenseur social que d'entraînement à la survie : tenter de rester debout, coûte que coûte, face à une existence qui ne retient jamais ses coups.
Antithèse parfaite des success stories hollywoodiennes, *Fat City *nous montre avant tout les rêves brisés de l'Amérique des 70's : pas de héros ni de gloriole ici, juste des paumés qui n'en finissent plus de sombrer dans la médiocrité. Le grand mérite de John Huston sera justement de prendre le contre-pied des habituels récits d'apprentissage afin d'illustrer au mieux le cercle vicieux de l'échec. On retrouve ainsi certaines figures connues (Billy Tully, le boxeur sur le retour, qui prend sous son aile le rookie Ernie Munger) et une histoire d'entraide qui laisserait supposer aussi bien la fin des solitudes que la réalisation du doux rêve américain (la rédemption pour l'un, la gloire pour l'autre). Mais comme souvent chez Huston, l'homme ne vient pas forcément à bout de ses propres démons, surtout lorsqu'il est confronté à une réalité qui le dépasse : Fat City, symbole d'une Amérique opulente, se nourrit des espoirs du plus grand nombre afin de servir les intérêts d'une élite. Billy et Ernie ont beau avoir la détermination, voire le talent, ils ne peuvent lutter : la guigne engendre la guigne, l'échec se transmet comme une maladie virale ; quant aux rêves, ils sont appelés à être déçus, à la fin du round, lorsque la méritocratie sera KO debout.
Habilement, Huston installe son récit dans un réalisme cru des plus saisissants et sonne la fin de toutes les réjouissances. Que ce soient les teintes grisâtres, subtilement soulignées par la photographie de Conrad Hall, les hauts murs, la torpeur locale ou la misère qui s'affiche à tous les coins de rue, tout semble écraser les personnages. La musique de Kris Kristofferson (Help Me Make It Through the Night sera d'ailleurs le leitmotiv musical du film) diffuse une douce mélancolie qui renforce un peu plus l'inespoir des lieux : la chambre de Billy, exiguë, encombrée de silence et de bouteilles de whisky ; la salle de boxe, dérisoire bouée de sauvetage lancée dans un océan de perdition ; les bars minables où s'échouent inexorablement les rebuts de la société... Fat City n'est qu'un rêve, une illusion de richesse et de réussite. La réalité est tout autre nous indique Huston avec force, elle se nomme Stockton, capitale de la précarité et de la détresse humaine.
Mais si le cadre est anxiogène et le propos guère optimiste, c'est bien par sa dimension humaine que le film gagne en intérêt et finit par nous subjuguer. Comme à son habitude, Huston déverse empathie et bienveillance à l'égard de ses personnages et cela se ressent à l'écran. Difficile alors de ne pas se prendre d'affection pour ces losers congénitaux, pour ces perdants qui ont oublié d'être magnifiques mais pas émouvants. Billy, Ernie et Oma, trois personnages abîmés par la vie, trois solitudes dont l'union apportera une bouffée d'humanisme dans un univers froid, glauque et désenchanté.
La bonne idée, pour éviter l'idéalisme d'un Rocky, sera de nous présenter les destins de Billy et d'Ernie en miroir l'un de l'autre. Le jeune rookie ne va pas réussir là où son aîné a échoué, il va, au contraire, réactualiser l'image de son échec. La relation qui s'établit entre les deux personnages sera d'autant plus poignante que le résultat de leur entreprise est connu d'avance. Ernie a beau rêver de gloire en montant sur le ring, il va finir par suivre le chemin emprunté autrefois par Billy : talent phagocyté par un environnement délétère, ambitions personnelles annihilées par un mariage qu'il ne désirait pas, il est condamné à stagner et à s'effacer derrière une réalité médiocre. Quant à Billy son désir de remonter sur le ring à tout du baroud d'honneur, sensible et bouleversant. Il n'y a plus rien à espérer dans ce foutu quotidien, ni gloire ni résurrection, si ce n'est sauver l'honneur de l'homme, de celui qui désormais n'est plus rien.
On pourrait facilement tomber dans le pathétique ou le misérabilisme, il n'en sera rien car Huston tient son récit en équilibre entre noirceur, réalisme et humour. C'est un véritable tour de force auquel le vieux cinéaste s'emploie, puisqu'il traite aussi bien du drame, d'une manière crue et sans détour, que de la comédie douce amère dont l'ironie souligne subtilement le propos. C'est ainsi que l'on devient sensible au sort de Billy, à sa détermination, sa colère et son autodestruction ; c'est ainsi que l'on peut apprécier la force symbolique de sa victoire, bien amère, sur le ring. Mais la réussite du film est également celle des acteurs : pour l'un de ses premiers rôles, Jeff Bridges brille par sa justesse ; tout comme Stacy Keach et Susan Tyrell, dont les visages vieillis marquent durablement notre esprit.
Mais c'est incontestablement la rencontre entre Billy et Oma qui nous bouleverse le plus. Ce couple pathologique pourrait donner lieu à une relation sordide mais sous la caméra d'Huston elle nous interpelle avec vigueur : l'autodestruction est un choix pour ceux qui ont compris que la société ne leur offrait aucune issue. Dans le monde de Fat City, le destin des plus faibles est de se faire manger par plus fort et plus riche que soit, que l'on soit un simple quidam ou un boxeur bourré de talent. Le constat est terrible et il nous parle d'autant plus que John Huston a su faire l'éloge discret des qualités humaines, l'amour et la solidarité.