Même après l’avoir vu et revu et pris le soin de l’examiner sous toutes les coutures, "Eyes Wide Shut" impose une résistance, comme s’il s’était fabriqué une défense au cœur même de son processus de fabrication contre la quantité d’affirmations et de perceptions de toute nature (bien souvent fausses) qu’il susciterait. Pour voir "Eyes Wide Shut" comme un film "sur", il faut ignorer qu’il est un film "dans". Cette ignorance est pourtant bien ce à quoi il s’emploie, son efficacité diégétique semble néanmoins se retourner (de la façon la plus malveillante ou bienveillante ?) pour révéler sous la surface un labyrinthe de chemins trop connus et oubliés.


S’il est question du couple c’est le sujet qui est au centre d’"Eyes Wide Shut", le sujet du subjectif autrement dit de l’erreur et de l’illusion. Il ne faut pas oublier qu’une grande part de l'intrigue s’attache à un homme qui croit être le témoin d’un meurtre (ou des évènements ayant déclenché ce meurtre). Vu de cette façon le film n’est pas sans évoquer "Blow Up" mais dans une perspective inversée : là où "Blow Up" s’attaque à la matérialité de la preuve (puisque c’est à travers la photographie et sa manipulation que le crime est successivement révélé et escamoté), "Eyes Wide Shut" vise la dimension subjective qui transforme l’expérience de façon à la rendre hermétique et indécidable. Cet aspect central généralement ignoré, ce sont les thématiques de la sexualité et du fantasme qui déterminent la réception positive ou négative du film. C’est un peu comme s’il fallait compenser l’indécision et la convertir en rapport intime (en identification) pour oublier, à l'image du couple lui-même indécidable (à la fois réel et fictif) qui s’offre au désir du spectateur, ce qu'il en est vraiment de ce spectacle (et de ce désir).


Car le spectacle dans "Eyes Wide Shut" utilise la plasticité du conte pour révéler sans cesse le jeu métaphorique et réflexif dont il est le fruit. Ces qualités (plasticité, c’est-à-dire indétermination, et jeu réflexif, que j’appellerai "transparence"), il ne les doit pas tant à ses figures qu’à la façon dont il les emploie. L’ambiguïté est déjà présente dans les motifs structurants du conte que le film intègre (le héros dépossédé et sa quête, le sacrifice qui permet de restaurer l’équilibre initial et - puisqu’il vient d’une femme - la dualité du féminin à la fois principe de perte et de rédemption). Elle est aussi présente dans le spectacle lui-même qui joue de sa propre nature artificielle pour tendre les rapports entre identification et leurre. Malgré le travail de sape accompli sur le personnage ainsi que sur le monde et les évènements auquel il est soumis, le spectateur est appelé à réaliser un travail d'empathie comme il n'en a qu'assez rarement l'occasion. Le choix de Tom Cruise est pour cela déterminant : il ajoute à la figure du prince arrogant des contes la psychologie du roman bourgeois (dans sa version hollywoodienne : c'est-à-dire capitaliste). C’est une sorte d’archétype de l’aveuglement. Le titre oxymorique condense la dialectique qui s’organise autour du personnage avec la charge d’ambiguïté et d’indécidabilité des frontières entre l’acteur et son reflet de fiction. Les yeux "grands fermés" : la mesure ou la démesure de l’aveuglement est aussi fonction d’une visibilité elle-même ambivalente. Apparaître, être apparent, être exposé : c’est à cela que tient le spectacle. Et c’est ce que démontre "Eyes Wide Shut" dans sa façon de mettre en crise et de réfléchir (c’est-à-dire de mettre en abyme et de disséquer) l’idée même de spectacle. D’abord en le renvoyant au dépit, ce sentiment qui dit l’humiliation d’un rapport de domination. La parenté (étymologique et sémantique) des deux termes (specere, despicere), c'est un passage du film qui vient l'illustrer. Lorsque Bill observe la cérémonie des jeunes femmes après son entrée dans la maison de l’orgie, un zoom rattrape en contre-plongée deux personnages masqués qui se retournent et font face à la caméra. Le plan suivant montre Bill lever les yeux en direction du balcon où sont situés les personnages (puis il y a échange de signes de tête entre eux et lui). Le zoom donne à voir alors très exactement le retournement du spectacle en dépit, c’est-à-dire en rapport de domination. Le sens du mot "dépit" c’est en effet "regarder de haut". C’est bien ce regard surplombant et dominateur qui touche Bill au moment où il se croit à l’abri de tout regard.


Ce retournement est éminemment affaire de théâtre. Le regard suppose en effet un regardant, un corps dont la position dans l’espace soit marqué par le rapport fondamentalement dissymétrique du théâtre (division entre theatron et proscaenium, entre la partie réservée au spectateur et celle où se joue le spectacle). Le théâtre, c’est la scène sociale (le petit prince arrogant ne joue pas dans la cour des grands, la scène entre Bill et Ziegler viendra le démontrer). C’est pourquoi dans la séquence de l’orgie la mise en abyme est à ce point révélatrice : une mise en abyme qui n’est pas (à l’inverse de la scène II de l’acte III dans Hamlet) une représentation dans la représentation ("a play within the play") mais une représentation qui se cache et recouvre plutôt qu’elle ne la met à jour la vérité. C’est un peu comme si la représentation qu’Hamlet fait jouer aux comédiens se retournait contre lui et le plaçait, lui, en position d’usurpateur. Cette trahison est aggravée par le dispositif du cinéma (autre mise en abyme : le spectateur endossant le regard de Bill, c’est peut-être à lui que s’adresse la leçon). Le regardeur pris au piège et exposé par ce qu’il regarde, l'allégorie pourrait bien nous inspirer, sous le patronage de Freud et Pascal, quelque méditation quant à la nature transparente du désir, qui fait que les stratégies dont il use (le divertissement) ne tiennent jamais très longtemps face aux rappels du réel.


Cette transparence du désir explique les impasses auxquelles se heurte le héros d’"Eyes Wide Shut". Il entre dans sa quête une malédiction primitive. L’histoire commence ainsi : à une heure avancée de la nuit il a suffi qu’une femme (plus tout à fait celle qu’il a épousée mais pas tout à fait une autre) confronte son regard au regard renvoyé par le miroir pour brouiller tout repère. La lettre de cette malédiction (la transgression qui consiste à révéler l’altérité - de l’autre et de soi) a pour effet de créer une image qui s’empare de lui et l’amène, dans la tradition métamorphique du conte, à éprouver sur lui-même la nature irréelle, fantomatique, de l’image. Il devient une image en cela qu’il rejoue infiniment, dans une sorte de rapport inversé, la virtualité de la chose qui le hante. Ses tentatives sont elles-mêmes du côté du miroir car la nature véritable de la malédiction n’est pas l’emprise (dans le roman bourgeois, le sentiment de jalousie) mais la contamination (dans le conte, la métamorphose). La partie la plus douloureuse de l’affaire c'est que l'état révélé par la malédiction au fond existait depuis toujours : cet homme n’étant réellement qu’un cliché, c’est l’horreur de ce savoir qui n’est plus dissimulable (impossible à reconnaître et impossible à ignorer) qui se projette à chacun de ses mouvements pour le prendre au piège.


La transparence étant finalement de l’ordre de l’effet (donc existant en tant qu’art, artifice ou artefact), on pourrait ajouter qu'il y entre tout un rapport au cinéma. Si la caméra est un œil ou une bouche (l’organe d’un discours), elle est aussi ce corps imaginaire qui contient le point de vue confié au spectateur. Ce corps est un peu comme une extension de la place qui échoit, en fonction de son statut, au public du théâtre. Le spectateur l’endosse en oubliant (ou en feignant d’oublier) le dispositif machinique (ou social) qui en est la matrice. De temps en temps la nature de ce dispositif transparaît dans le film lui-même : un peu comme le procédé en usage dans sa période classique, le cinéma ouvre dans l’espace de représentation une hétérogénéité où le vrai (les acteurs et le réalisme dont ils sont caution) côtoie le faux (l’artifice de l’image dans sa dimension réflexive, plastique et théâtrale). La transparence ("amalgame d’une machine (…) et d’un dispositif de vision" - Païni) finalement pourrait être vue comme le jeu réflexif lui-même lorsque le film oublie de placer l'artifice du côté de la représentation pour le ramener vers l'"objective neutralité" de l’image enregistrée (extraite du réel, mais de quel réel ?). Un peu comme si les fonctions et les rôles s’interpénétraient (l’œil-témoin et sa fonction d’enregistrement, l’œil-lumière et sa fonction de projection), c’est l’endroit de la vraisemblance, donc la position (le corps propre) du spectateur qui devient incertaine.


Dans la mise en scène kubrickienne le corps imaginaire est un fantôme : le fantôme attaché à l’observation des corps, accompagnant, "hantant" (dans la fluidité de la steadycam) leurs déplacements et leurs affects. On dirait que sa fonction, celle de voir, se renforce d’une réserve. Une neutralité machinique, "objective", qui devient la condition même de cette capacité à voir et qui rappelle à la règle absolue du partage des corps dans le lieu du spectacle (la division qui suppose que l’acteur soit un autre, que jamais il ne puisse franchir la limite où il viendrait à échanger sa place - son rôle - avec celle du spectateur). C’est cette neutralité (devenue "in-division" : ni l’un, ni l’autre) qui porte la vraisemblance à son point critique et relance avec force la question du sens et des limites du spectacle. Rapportée à l’œil indécidablement mort ou vif qui règle le destin de l’homme dans son aventure la plus résolument exploratrice (c’est-à-dire dans son aveuglement premier), la transparence (dont l’ordinateur HAL 9000 de 2001 est la personnification) est le "fantôme dans la machine" qui engage une proximité terrifiante avec ce qui devrait être tenu à distance. C’est la frontière impossible entre soi et l’altérité dont on ne sait à quelle réalité (ou irréalité) elle appartient. C’est par là même l’opacité radicale de ce que l’enquête (exploration aux confins de l’espace ou à l’autre bout de la rue) a pour résultat de dévoiler.


"Eyes Wide Shut" permet de ce point de vue un parallèle avec Vertigo dont il est à la fois le parent proche et l’antithèse. Chez Hitchcock voir, dévoiler, c’est se soumettre à l’épreuve du regard et passer ainsi de l’état de coquille vide à celui d’être réalisé. Ce passage est toujours quelque part une déconstruction de l’image : la sienne propre mais aussi celle qui profite de l’aveuglement commun pour défier (aux sens propre et figuré) les personnages. L’image, enjeu d’individuation, d’habitude "objectivée" (c’est l’objet dont le dévoilement permet de rétablir la vérité), devient dans Vertigo un sujet qui touche au plus près le personnage. L’épreuve du regard trouve dès lors une dimension mélancolique et tragique. Elle passe par la perte. Mais quelle perte ? Pour Scottie c’est celle de Madeleine mais c’est aussi la dépossession symbolique qu’elle représente (puisque la mort de ce "faux" personnage signe l'aveu de sa propre impuissance, sanctionne une véritable faillite narcissique). Dans "Eyes Wide Shut" Bill fait de la même façon l’épreuve symbolique de son impuissance en échouant à sauver la fille dont il est devenu le protecteur. Dans Vertigo le retour à l’équilibre, à la vie se fait au prix (peut-être encore plus cher) d’une assomption de la part imaginaire de la perte (ce que perd au final Scottie c’est sans doute sa part la plus vivante, cette capacité d’aveuglement sans laquelle Madeleine n’aurait jamais pu exister pour lui). Dans "Eyes Wide Shut" le dévoilement n’est pas au prix du savoir mais du non-savoir. Bill ne sait pas si la mort de Mandy signifie son échec et sa dépossession ou si elle est un évènement qui lui est entièrement extérieur. Il expérimente "virtuellement" la perte et cette dimension virtuelle, loin de marquer une sorte d’affaiblissement, rend son destin bien plus proche et plus humain que celui de Scottie. Malgré son côté "positif" (la valeur absolue accordée au regard, la croyance en la force libératrice du dévoilement), Vertigo garde quelque chose d’une distance qui est au fond la distance du spectacle (son final peut en témoigner). Tandis qu’"Eyes Wide Shut", qui apparaît beaucoup plus négatif (dans son refus de toute forme de transcendance), s’affranchit en fait de cette distance pour créer à l'endroit de l'humain une empathie (au sens de connaissance) réelle et réalisée .

Artobal
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le 26 déc. 2014

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