Le film parle des raisons que l'on met en avant pour expliquer nos actions, des idées que l'on se fait de la vie, du choix des mots utilisés pour désigner ce qui nous arrive, des images provisoires sur lesquelles notre vie repose. Lorsqu'on s'interroge, que l'on cherche à préciser les idées ou la chose à l'origine de tel événement, on ouvre un espace où les mots/images trouvés, ces solutions apparentes, peuvent aller dans des sens très différents. Quand on cherche à fixer la réalité par des mots/images, leurs chemins multiples par essence nous font voir et craindre la réalité recherchée, car ils en révèlent l'instabilité ; la fragilité des raisons pour lesquelles on croit ou veut croire telle chose plutôt qu'une autre.
L'intention/ la croyance dont on part s'appuie sur des "titres" donnés aux choses, sorte de labels qui permettraient au quotidien de se dérouler dans un cadre déjà bien connu. Au début du film, ces "titres" (la carte de médecin, la position mari-femme, l'image sociale de l'homme et de la femme) utilisés forment une bulle autour des personnages, comme un écran qu'ils peuvent consulter pour savoir à tout moment "qui ils sont" et "quelle est l'action adéquate". Cette bulle si lisse dévoile une réalité bien plus problématique lorsque les personnages s'y confrontent : première discussion entre Bill et Alice, pour savoir ce que l'un et l'autre ont fait dans la soirée : qu'est-ce que tu as fait ? > pourquoi tu faisais ça ? > est-ce que tu avais quelque chose en tête ? > à quoi tu pensais ? > justification, titre > à quoi tu pensais réellement ? A quoi tu penses ? Ta bulle sert à détourner ou à tromper l'autre, elle est une image donnée à l'extérieur, mais toi, où es-tu ? Derrière les images, où est ta pensée? Les automatismes, les "raisons évidentes" reflétées par la bulle laissent la place à la pensée qui interroge. Elles amènent les personnages à se voir autrement, à gratter l'intérieur. Sur sa forme, le préjugé de Bill est celui de tout le monde : lorsqu'il faut s'expliquer, on se réfère au préjugé, on attribue son comportement à "un comportement général", qui ne risque pas d'indiquer quoi que ce soit de problématique sur nous-même, puisque tout le monde subit apparemment cette loi universelle. Bien sûr, il accepte en même temps, comme une figure imposée dans l'argumentation, que "ce n'est pas si simple, oui je sais". Mais la mécanique est suffisamment huilée pour que cela reste une parole sans conséquence, un échange verbal qui rebondit sur les bulles de chacun. Pour arriver à maintenir la discussion sur ce mode neutre, il y a donc : a/ référence : on utilise un contenu existant et soi-disant vérifié b/ relativisation : on se compare aux comportements des hommes en général c/ extériorisation : à partir des attitudes/ comportements de cet homme général, sont extraits les forces et les faiblesses propres à ces comportements. Chacune d'entre elles est un nouveau point de départ pour l'argumentation, nouveau centre isolé qui en plus d'être totalement séparé de soi, donne l'impression d'être objectif. Ces reflets de forces, faiblesses, qualités, titres, de l'homme en général (ces "préjugés" donc) font partie des plus performants pour amener la discussion dans un sens autonome et neutre. En s'éloignant de son auteur, ces reflets forment autour de lui une bulle de mots et d'images qui seront choisies automatiquement, tout en le maintenant à l'abris du regard sur lui-même. Pourtant, Kubrick n'est pas un moralisateur : il ne dit pas qu'on vit entouré d'illusions et que nous serions des idiots qui s'auto-tromperaient volontairement. Au contraire, il montre un couple qui à un moment donné est amené à se poser ces questions vitales : qu'est-ce qui se passe alors à ce moment là, quand la question devient soudainement assez forte pour avoir besoin d'être posée ? Il y a à cet égard la puissance et l'influence des images les unes sur les autres : quand Alice lui parle de l'histoire du marin, qui d'un seul regard l'a laissa figée et à sa merci, pour lequel elle aurait l'instant d'après tout abandonné. Tous les avantages que Bill pensait avoir, cette sécurité de vie, ces titres, ces "nous sommes mari et femme", cet aspect définitif affecté à l'existence, tout ce monde d'images qui aurait pu être renversé d'un seul regard, par lequel elle eût pu tout abandonner. Pendant que Alice raconte, Bill est confronté à un réel du passé qui change et devient menacé en temps réel, un passé qu'il a raté et qui fait s'écrouler les dernières sécurités derrière lesquelles il pouvait encore se dissimuler : quand une image est décrite avec toutes les sensations qui vont avec, la bulle vide ne peut plus rien contre, et touche à son impuissance. Les images qu'il s'était construit ne peuvent plus exister comme avant, une autre histoire est racontée par les images. L'événement a détruit un monde d'images supposées pour le remplacer par une succession d'autres images d'une intensité/visibilité déployée. Des images urgentes qui font voir à Bill la fragilité, le pouvoir extrême et versatile des images : d'une simplicité d'utilisation et d'un confort passif, elles passent à l'obsession. Les mots de Alice vont en effet se mettre à défiler sous forme d'images obsédantes pour Bill : dans le taxi où il imagine sa femme désirant intensément le marin assis juste à côté de lui et l'enlaçant passionnément. Tout ce qu'il ne pouvait pas imaginer, tout ce sur quoi il ne s'interrogeait pas et qu'il considérait comme acquis, se retourne contre lui sous la forme d'un scénario impossible qui remet en cause tous ses présupposés. Bill rejète cette inconscience sur Alice : "Je n'ai pas confiance en moi, j'ai confiance en toi". "Tu ne ferais jamais ça…" Ce que Alice reproche à Bill, ce n'est pas son inconscience, mais cette sorte de confort, de situation figée à partir de laquelle il ne pourrait prétendument rien leur arriver. Et justement, ce rythme lisse provoque/prépare le terrain à la possibilité (instantanément transformée en besoin pour Alice) qu'un instant vienne tout enflammer. En amont, cet environnement figé vient de ce que chacun ne cesse de "répéter son rôle" dans la vie. Quand la vie ne devient qu'une image de soi qui se répète, elle étouffe. Et les deux sont à ce stade : refléter systématiquement sur les autres, vivre seulement à partir des attitudes qu'il entretiennent pour les autres et pour l'image qu'ils se donnent à eux et aux autres. Avec ce récit imaginaire du marin, un inconnu se met à exister et hante Bill. Dans la rue, une prostituée l'accoste. Bill ne la repousse pas, et va chez elle. Il ne brandit pas la carte "marié", et se laisse aller au réflexe de l'ego blessé : la vengeance, la voie a priori la plus simple pour se débarrasser du problème obsédant. Alice la sauve de ses troubles en l'appelant au téléphone, elle le sort de là où les images de vengeance l'emmenait, elle redevient sa femme et non "ma femme possédée par le marin". Il quitte la pièce avant d'avoir commis l'acte interdit, l'acte pour punir les images insupportables. Cet appel de retour à la normale reste toutefois insuffisant pour étouffer cet "inconnu" qui s'est ouvert à Bill et qui déborde le cadre des images. Il est de l'ordre flou du "qu'est-ce qui m'arrive", et d'une nécessité de découvrir qui va avec. Bill se rend ainsi à une soirée de sauteries mystérieuse donnée dans un château, avec mot de passe à l'entrée. Le mot de passe de Bill est Fidelio (!). Une fois à l'intérieur et traversant les salles composant un immense baisodrome organisé et esthétisé, Bill se sent toutefois comme un intrus. Ce réel va cette fois beaucoup trop loin en comparaison de son petit désir de vengeance de la veille. Réagir aux images oui, mais rentrer dans un monde où l'image a été poussée à l'extrême, intégrer un monde à l'effigie de la luxure, non. Là n'est pas la place de Bill. Pourquoi ? Lorsque "la crise" du début du film se déclare, l'amour de Bill envers sa femme est en quelque sorte neutralisé par les bulles d'attitudes dont le couple se pare, il est "intégré à leur superficie". Il va avec tous les titres : "nous sommes mari et femme, donc nous nous aimons" "naturellement je t'aime, voyons !". L'amour est un statut comme un autre, et n'est donc plus intégré aux sentiments / sensations réelles qui risqueraient de couper le fil des attitudes automatiques. La crise révèle justement l'envie de ces sentiments d'exister. D'où la première réaction de Bill : "tu m'as fait mal, je vais te faire mal". Cette réaction, si elle est basique, montre en tout cas que leur amour est toujours là, qu'il pose toujours problème, qu'il ne s'est pas éteint avec les attitudes, mais qu'au contraire leur mode de vie doit bouger pour laisser plus de places à des sentiments authentiques. Chez Bill, avec l'histoire du marin, il y a cette quête de retrouver une place pour l'amour envers sa femme, retrouver lui aussi la flamme que sa femme avait retrouvé le temps du revirement imaginaire avec le marin. Avant, cette place n'existait pas vraiment, elle était remplacée par des conventions organisées autour qui l'a passait sous silence, qui la considérait comme allant de soi. Dans le château de la luxure, les places apparentes sont physiquement démultipliées puisque la sauterie occupe tout l'espace, mais cet autre extrême, grandiloquent et fascinant (le cérémonial et sa musique, mémorables) ne délivre pas non plus la solution à Bill. Il ne fait pas parti de ce monde, comme lui fait savoir un des participants : "Partez, avant qu'il ne soit trop tard". Bill porte pourtant avec lui son besoin de savoir, et dans un environnement si étrange, voyeurisme, la tentation d'en savoir un peu plus est irrésistible. La tentation, la curiosité de savoir une fois à l'intérieur, et pour savoir, aller dans l'inconnu où le danger le guette, aller là où l'on veut l'empêcher d'aller. Bill ne suit donc pas les avertissements qui lui sont donnés, et son visage, le visage de la traîtrise, est exposé à tous dans un cérémonial mémorable (musique incantatoire inoubliable). Il ne peut pas se faire passer pour celui qu'il n'est pas. Le "conseil des images" lui dit non et lui montre qu'il fait fausse route. "Ici, quand une promesse est faite, elle ne peut être rompue". J'avance, mais je suis allé trop loin, je n'ai rien à faire là. Mais l'avantage de la cérémonie est qu'elle l'aura forcé à se découvrir. Lui qui avant s'exposait visage nu pour adopter un rôle interchangeable avec l'autre, pensait encore pouvoir se cacher, cette fois derrière son masque de costume. Symboliquement et réellement, il est obligé de se révéler aux autres, il obtient ce qu'il craignait, une punition pour lui ouvrir les yeux et arrêter d'être perpétuellement "occulté par l'extérieur". La scène finale, avec le masque sur le lit, le dit : I'll tell you everything. Pas au sens où il y aurait un devoir de vérité qu'il faudrait remplir tout le temps, une case "vérité" à cocher dans son agenda de tous les jours. Mais plutôt la nécessité ou l'appel de se livrer à l'autre, ne se pas cacher de l'autre, ne pas avoir peur de l'aimer, faire que cet amour devienne tangible. Ne pas le remplacer par des rouages automatisant un "quotidien avec les autres", un quotidien général, qui évite ce don à l'autre essentiel. Eyes Wide Shut part d'un couple épuisé de donner aux autres un fantasme de lui-même. Faire miroiter autour d'eux autant d'images finit par neutraliser l'accès à eux-mêmes, et ce "eux-mêmes" se rebelle alors, il fait irruption dans leur vie sous la forme de la confession du marin de Alice. Ces images remettent tout en cause pour Bill, elles le plongent dans une intensité inconnue ou oubliée qui, tout comme Alice, est le signe que les sensations veulent renaître, elles grondent pour se faire entendre. Trop longtemps ignorées, elles arrivent avec la charge disproportionnée propre à retenir l'attention nécessaire. Pour qu'elles ne puissent plus être détournées par une n-ième attitude de Bill. Et aussi pour que cet inconnu devant lui lui permette d'en suivre les traces, de se laisser guider. Dans ces images obsédantes, il y a la menace de voir sa vie s'en aller d'un seul coup, il y a la menace du détachement de soi / d'être séparé de sa vie : à force de l'avoir projeté partout plutôt qu'en soi, sa vie lui appartient-il encore? Cette peur fait agir Bill. La seule piste qu'il a est de partir des images, et comme pour jouer avec lui, elles s'incarnent en entier dans une soirée costumée. L'image est toujours fascinante et en plus en chair et en os. Dans sa quête, Bill croît aux images. C'est par elles que la sensation est venue, la solution viendra donc peut-être aussi d'elles. Il s'attend à une révélation sur lui-même. Mais la solution ne vient pas non plus de ce fantasme grandeur nature où des corps accompliraient le temps d'un coït le destin de chacun. La vie ne se règle pas à un instant t. Si on vient avec l'intention qu'elles nous donnent la solution, on se trompe de chemin. C'est le sens de l'avertissement de l'homme masque : "Partez, avant qu'il ne soit trop tard". A l'inverse donc, à trop croire en l'image, elle se retourne aussi sur nous : déception de Bill quand il découvre à la fin qu' "il n'y a rien". On ne peut détourner la vie ni par un contenu dématérialisé d'attitudes, ni par un contenu fermé d'images internes que l'on chercherait à projeter à nouveau dans le réel (soirée costumée). Le film traite de ces deux types de fantasme : fantasme lisse des attitudes, et fantasme d'images poussées à leur parxysme: incarnées dans la chair et agitant des corps qui célèbrent leurs pouvoirs de fascination sous forme de rituel. Pris cette fois dans l'esthétique de l'image, dans un contenu qui n'est encore pas soi. Une "place" recherchée dans le film est celle de l'amour de Bill pour sa femme, un amour et une vie chaque fois effleurés par le fantasme qu'on peut en avoir.

zerthol
9
Écrit par

Créée

le 24 avr. 2018

Critique lue 216 fois

zerthol

Écrit par

Critique lue 216 fois

D'autres avis sur Eyes Wide Shut

Eyes Wide Shut
SanFelice
10

Bill Harford ou l'anti-Fidelio

Un simple mot griffonné sur un papier. Le mot de passe pour entrer dans une soirée particulière. Fidélio. Pour un amateur de musique classique, ce mot, titre de l'unique opéra de Beethoven, n'est pas...

le 21 déc. 2013

192 j'aime

14

Eyes Wide Shut
Sergent_Pepper
9

La fin de l’innocence.

Aborder Eyes wide shut ne se fait pas avec innocence. A l’époque de sa sortie, c’était le film le plus attendu depuis quelques années, chant du cygne d’un réalisateur majeur, fruit d’une gestation...

le 10 juil. 2014

182 j'aime

28

Eyes Wide Shut
Cmd
9

Critique de Eyes Wide Shut par Cmd

J'ai du mal à saisir comment ce film peut avoir une telle moyenne. Que Torpenn lui mette 3, pourquoi pas, c'est dans ses habitudes de marquer le pas, la sanction et le coup de fouet, mais quand je...

Par

le 3 sept. 2013

97 j'aime

7

Du même critique

Melancholia
zerthol
8

* Melancholia

Le film parle de rejoindre une fin qui nous est obscure. Lorsque le ressenti du monde tourne à l'obscur, le monde vient nous chercher. Ce que melancholia apporte c'est la vie en elle, de tout son...

le 24 avr. 2018

1 j'aime

Blackbird
zerthol
7

* Blackbird

Avec un rythme lent et épuré, Blackbird suit un lycéen, Sean, qui a des traits de caractères affirmés, il est gothique, et il est très calme. Il y a une rencontre, ou une envie : la fille populaire...

le 23 avr. 2018

1 j'aime

Tales from the Loop
zerthol
8

* Tales from the loop

On découvre les fragments d'un univers juste à côté du nôtre, mais dans lequel les interactions entre les êtres nous sont presque inconnues. La dépendance aux choses et aux gens n'est plus autant...

le 8 mai 2020