Yoshida a fait évoluer son cinéma en même temps qu’il a lui-même changé la perspective sur sa conception. D’un art représentatif, d’inspiration néoréaliste, il opère timidement sa transition vers une réflexion introspective avec Histoire écrite sur l’eau qui contient en germe ce que sera sa conviction future. Un cinéma hermétique duquel il peut être produit une herméneutique puissante, totale. Ambition difficile, risquée, d’aucuns diront arrogante, mais qui distingue l’éternel de la fange, le profond du superficiel.


Faire un film long constituait probablement la première condition pour accomplir un tel travail. Près de trois heures trente pour Eros + Massacre, un format qui déjà à de quoi rebuter les plus fébriles, les plus inconscients. Or la durée est consistance et la consistance formelle, lorsqu’elle se retrouve ici à l’écran par l’intermédiaire d’une photographie fanatiquement orchestrée, permet de décanter une esthétique qui combine à la pureté de l’image la radicalité de la ligne de force. La cloison, obsession du cinéaste, est dressée et abattue constamment, perpétuel rejeu d’une société qui fractionne et immobilise, impose à ses personnages l’aller-retour nécessaire entre la réalité et leur idéal. La tradition n’est pas un roc immobile, elle fluctue paradoxalement au gré des envies de chacun pour mieux leur coller à la peau. Tantôt carcan qui emprisonne et inhibe la passion primale et libertaire, tantôt cocon protecteur qui assure la subsistance de l’ego face à la radicalité de cette même liberté, en un sens négation de soi-même.


Second critère qui permet la réussite de l’entreprise : le traitement de son volet idéologique. On lit quelquefois chez certains que Yoshida produit des films à thèse. Rien n’est plus faux. Au contraire, on a là affaire à quelqu’un qui domine son sujet, le surplombe, sans en faire pour autant la critique ou l’apologie. Eros + Massacre s’inscrit temporellement dans le courant de la Nouvelle Vague japonaise, mais il en est pourtant on ne peut plus éloigné en termes d’économie cinématographique. Le référentiel est théâtral. Absurde ou cruauté ? Peut-être les deux à la fois. Mise en scène de la pensée théorique, déclassement de l’empirisme, les lectures sont possiblement multiples. La jeunesse de 68 s’accapare le livre qu’elle mue en caméra, en cinéma (mise en abyme). Celle-ci zigzague dans les décombres, dans le charnier des morts de la pensée socialiste, du rêve avorté. La trame temporelle est altérée, le personnage prend vie, l’acteur en déclame les paroles, réelles ou fantasmées mais bues jusqu’à la lie, réinterprétées comme fondement d’une idée artistique de la pensée pseudo-politique.


Il y a le choix du truchement, apparemment sans logique, de deux époques distinctes : les années 1910 et la fin des années 1960. Théorie, expérimentation, recherche, interrogations, doutes d’une part ; mise en pratique, contingence, insouciance, découverte et relecture (remobilisation) de l’autre. La théorie de l’amour libre n’en est pas une. Elle est l’empire et le testament tout à la fois, combinant simultanément le désir de révolution et la reconnaissance de son inadvertance nihiliste. Faut-il être Japonais pour comprendre pleinement ce film ? On lit souvent cela : une bêtise de plus à mon sens. Les thèmes traités sont transcendants, s’abolissent naturellement de tout fard culturel. Demeure cependant l’exotisme architectural, vestimentaire, linguistique etc. Ils permettent une seconde lecture, plus explicite et tout à la fois moins évidente que celle de l’histoire politico-philosophique qui découle de la pérégrination intellectuelle du jeune couple.


Sakae Osugi est un révolutionnaire, mais un révolutionnaire anarchiste. Son ami lui parle de la Révolution d’Octobre, il n’en a cure. Ce qui l’intéresse, c’est la liberté égoïstique. Il souhaite l’atteindre dans son cœur nucléaire, et quoi de mieux que l’amour, base du canevas social (et étatique), pour assouvir ce désir fabuleux ? Trois femmes dont une seulement est la sienne vont cristalliser la réflexion du penseur. Deux d’entre elles sont féministes. L’expérience de l’amour libre souhaitée par Osugi est-elle révolution libératrice ou révolution réactionnaire ? La tentative se meurt sous les coups de la jalousie sentimentale de l’une, du refus de participer à la farce de l’autre. La troisième, dépositaire de l’ordre matrimonial (et donc patriarcal), agit dans l’espoir de faire rentrer les choses « dans l’ordre », et incarne donc le statu quo.


Là intervient le savoir-faire de Yoshida, qui compartimente, fragmente l’espace intérieur, mutile ses transitions pour mieux en signifier – ou pas – ses liens plus ou moins directs avec le « présent » (les années 1960). La jeunesse travestit cet épisode « annexe » de la vie d’Osugi pour l’essentialiser comme pilier de sa réflexion échouée. Le penseur révolutionnaire se refuse à l’action violente pour en intérioriser le combat : l’ego, pétri de ses contradictions, de ses intuitions bourgeoises, doit être dépassé par le biais d’un double effacement de l’amour et de la contrainte, notions pourtant jumelles. En cela on peut se demander si la figure sagace et ascétique de Jun Tsuji ne serait pas le reflet réussi de telle entreprise, préférant l’amour paternel (il guide inlassablement son fils à l’aide de sa flûte) à celui de la femme, oblitérant du même coup la contrainte maritale pour celle-ci et lui-même.


Le résultat de la tentative d’Osugi est cet échec qui factuellement fut l’œuvre d’une seule des trois femmes (Ichiko Kamichika) mais que Yoshida (ou les deux jeunes, suivant la logique diégétique) rejoue triplement selon des perspectives différentes qui connaissent toutefois des points de conjonction. Dans les trois scènes, l’émancipation féminine prévaut avec un affranchissement total des deux femmes sur le concept masculin qui fondait jusque-là leur rivalité. Dans les trois scènes, Osugi périt sous le poids de sa propre idée, laquelle en vient à le supprimer pour aboutir à l’horizontalité égalitaire tant espérée.


Vient de ce fait la réflexion sur la mort qui parcourt aussi le film. Renversement des valeurs, elle est en cela d’inspiration chrétienne voire christique (en attestent les nombreuses références à la crucifixion). La mort est source d’une puissance surnaturelle ne pouvant être acquise que de l’autre côté du miroir (objet lui aussi omniprésent dans la mise en scène). Comment dès lors ne pas penser à Nietzsche, ou même à Dante lorsqu’il est fait référence au quatrième cercle de l’Enfer (réservé aux avares…) ? La mort serait ainsi moins vue comme anéantissement que comme transcendance – allez, j’ose, translation – d’un état foncièrement contraint à celui d’une plénitude absolue. Ainsi lorsqu’Ichiko se refuse à poignarder Osugi, elle ne fait rien d’autre que lui refuser l’absolution par le meurtre consenti (le sacrifice).


Entrelacs foisonnant d’idées, souvent déroutant de par sa volubilité durant le visionnage, Eros + Massacre est un chef-d’œuvre animé du feu prométhéen, à même de recouvrir d’innombrables lectures et interprétations. Celles que je me suis risqué bien humblement à faire pourraient être contredites, réorientées, déroutées selon des points de vue totalement différents. C’est là la plus grande force d’un tel film, qui assume pleinement son identité artificielle et le matériau tout aussi volatil lui servant de base chancelante.


Moins une thèse qu’un théorème, Yoshida livre ici un formidable exercice de style qu’il est fondamentalement nécessaire de revoir et de relire pour en apprécier toute la puissance créatrice. Une ambition qu’encouragera une réalisation des plus exquises, preuve une nouvelle fois de l’immense talent du cinéaste japonais derrière la caméra. Comme Ozu dont il se sait et se veut l’héritier, Yoshida reprend cette esthétique du vide, du cadre absent et synthétique ; douloureux poids de l’infini silence au-dessus des têtes mortelles.

grantofficer

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