Spectateur ou réalisateur, ce qui nous porte avant tout vers un geste cinématographique, n’est-ce pas cette vastitude des moyens techniques au service d’un flux d’images et de sons capable de provoquer en nous ce que l’on ne soupçonnait pas pouvoir éprouver un jour avant d’y être confronté ? Au sein de ma subjectivité en regard et écoute d’un film, j’ai découvert Kiju Yoshida au fil d’une lecture dans une revue de cinéma. La sonorité même de son nom m’interpella, tout comme son origine japonaise de par mon goût prononcé pour le cinéma asiatique. Étrangement, il fallut attendre l’édition de ses œuvres au catalogue Carlotta pour que quelques écrits commencent à lui rendre hommage. Car jusqu’alors – bien que je sois très à l’affût – je n’avais jamais entendu parler de ce cinéaste majeur. Majeur comme le doigt de la main ! Blasé à l’époque par l’ensemble des films du cinéma narratif et expérimental, le premier film que je vis de K. Yoshida, Éros + massacre, me bouleversa littéralement et dans tous les sens par l’ambitus de sa vision. Un choc de la forme et du fond qu’aucun autre film n’avait jamais provoqué. Une telle mobilisation d’attention et d’émerveillement du sens insaisissable ! L’immédiate rigueur du cadre et de sa complexité de mouvement fluide au service d’une vision, me subjugua au plus haut point dès les premiers instants de ma découverte. Il y avait là une hardiesse permanente à l’œuvre : un regard d’aigle dont le noir et blanc de la pellicule rendait le tranchant et l’éclat d’un espace où les formes se contrarient. J’étais alors autant fatigué de l’obsession de la trame narrative au cinéma que du formalisme répétitif de l’expérimental et des films d’art. Éros + massacre fut le film qui me redonna le goût de l’aventure subjective, le goût d’un cinéma où l’exploration d’un récit ouvre aux sens du sens des vies, unes par les thèmes et pourtant si contradictoires, dans un espace-temps déployant sa relativité distributive à travers des champs inédits de regards et de sensations. Un formalisme plastique en si étroite intelligence avec le récit exploré !
Quand j’écris à partir des films en général, ce n’est pas tant pour faire une savante analyse de qui consomme un produit, que pour témoigner du parfum, de la saveur d’un inconnu qui se découvre et se consume dans la mouvementation d’une subjectivité et de ses sensations à partir d’un corps assis, en tant que spectateur d’une nécessité et d’un appel à y voir clair dans sa vie ! Un corps assis comme autant de corps assis dont les yeux et les oreilles sont les portes d’entrée pour une provocation artistique permettant un accès inhabituel à sa propre représentation de pensée. Tels sont aussi les événements de nos vies que nous avons en général tant de mal à voir et à ressentir, qui sont comme autant de plans surgissant aux portes de nos perceptions pour nous faire voir et entendre plus réellement, forçant ainsi la pensée dans son inertie et le masquage qu’elle opère au devant de nos sensibilités boréales et visionnaires. Ce choc initial opéra une déstabilisation de l’attente et des images-écrans du subconscient devant les premiers plans d’Éros + massacre. Cette sensation nouvelle s’est poursuivie et approfondie tout au long des plans de ce long film de 209 minutes. Mais quel ne fut pas le massacre pour moi lorsque je découvris toute la filmographie de Yoshida éditée chez Carlotta ! Tous ces films — chacun correspondant à une période précise de sa vie — sont encore aujourd’hui un émerveillement mêlé d’effroi quand je les vois ou quand ils me voient. Car chaque film de cette filmographie imposante ne cède jamais à la facilité, et chaque plan dans chacun de ses films, sans exception, a la faculté de me surprendre. Chaque cadre, chaque mouvement d’appareil, ainsi que la lumière et le décor, jusqu’au développement des pellicules noir et blanc ou couleurs, m’étreignent au plus profond.
Je voudrais ici murmurer quelques mots indicibles de cette étreinte.
L’angle où la caméra est posée est l’initiale de la caresse ou de l’enlacement par lequel des acteurs et des actrices sont invités à nous toucher, à nous rendre sensibles à nous-mêmes. N’est-ce pas cela qui nous fait trop souvent défaut au quotidien, et que le geste artistique peut éveiller ? L’angle, les angles physiques possibles à partir desquels nous pouvons voir ou ne pas voir en nous le thème qui se déploie à travers le fil narratif. Car les angles physiques du dispositif cinématographique nous renvoient à notre plasticité potentielle pour voir ce que nous disent les corps et les paroles auxquels la vie nous confronte. La vie qui, sans cesse, nous confronte à notre aptitude à voir par angles successifs de pensées ou par vision d’ensemble immédiate.
L’intelligence du cadre dans un espace où évoluent des êtres est ce qui m’émeut et me surprend le plus chez Yoshida, bien avant ce qu’il dit par la présence des acteurs. Car le récit et les figures narratives chez K. Yoshida abordent comme toujours ce qui hante la psyché et l’instinct humains, à savoir la dite relation amoureuse dans ses aspects les plus profonds. De film en film, K. Yoshida tente toutes les positions du récit, et donc des figures, pour voir ce que nous montre la relation amoureuse et sexuelle. En cela rien de nouveau. Mais ce qui est autre chez lui, c’est la vacuité du regard qui l’anime, dans et par le bain duquel le récit exprimé par les images et les sons m’interpelle comme nul autre. Même Antonioni, auquel je le compare spontanément, ne vient pas me chercher aussi intimement dans le montage cinématographique de ma «subjective-pensée».
C’est cette relation ainsi observée à travers le dispositif cinématographique, qui fait loupe et offre le sens inversé du vide. Car c’est bien à partir du vide en tant que plein des situations relationnelles qu’interroge et sonde K. Yoshida selon mon regard et mon écoute. À plusieurs moments d’ailleurs, ses films mettent en scène le dispositif technique d’un tournage de film, ou un film en cours de tournage. Et à ma connaissance, il est le seul à avoir eu autant de talent pour tisser cette mise en abîme du regard cinématographique, à partir de l’écriture du récit de la présence en jeu des acteurs dans une scène, et la vivacité de son œil pour placer la caméra en chorégraphie avec l’espace, les objets, les figures et les provenances de la lumière sur les formes, demeure à mes yeux, aujourd’hui encore, indépassée. C’est ce degré de raffinement dans l’art d’alchimiser les multiples paramètres du dispositif cinématographique qui fonde et provoque cette qualité d’étreinte si intime et profonde, qui fait la marque distinctive de ses plans.
Un instant d’immobilisation intérieure, telle que par les sens en alerte, une stupeur me saisit, et contraint magistralement la pensée à se taire. Une jouissance non spectaculaire de la vision se lève alors, tel un phénix, et je deviens contemplateur et voyant de ce que je n’avais jamais vu !
En cela, K. Yoshida n’est pas un cinéaste qui force à penser, mais à voir et à entendre hors des images et des sons de son film. Magie renversante du cinématographe !

Aurelien-Real
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le 3 mai 2017

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