L'errance mélancolique d'un âne en peine

Pendant que certains jeunes loups font du cynisme leur lucratif fonds de commerce, comme Ruben Östlund et son opportuniste Sans Filtre, des vétérans ont la bonne idée de sortir de leur tanière pour convoquer les vertus d’un cinéma empreint de sensibilité et d’élégance poétique. Annoncé comme rangé des affaires, se consacrant à la peinture après une longue carrière dédiée au septième art (Walkover, Deep End...), Jerzy Skolimowski signe son retour au premier plan avec la proposition cinématographique du moment : Eo, variation malicieuse de Au hasard Balthazar de Bresson, « le seul film à l’avoir fait pleurer », épouse le regard d’un âne sensible afin de montrer à l’homme ce monde qu’il ne voit plus, celui qu’il a confectionné de ses mains avant de l’abandonner bien trop souvent à l’asociabilité et la cruauté...

Si Robert Bresson utilisait le point de vue de l’âne comme prétexte à une métaphore existentielle de la condition humaine, Skolimowski en fait davantage un plaidoyer animaliste qu’il diffuse au gré d’expérimentations visuelles étonnantes : c’est en faisant appel à nos sens, à ce qui fait de nous un être sensible, qu’il espère déclencher un surcroit de lucidité. À travers les yeux ingénus d’Eo, ce Candide quadrupède et têtu, connu pour faire résistance au monde, le regard se décentre et se défait des œillères de l’anthropocentrisme. Le monde retrouve alors son mystère, ses secrets, et sa capacité originelle à susciter notre étonnement ou notre émerveillement : une araignée tissant sa toile, une grenouille glissant sur l’eau, une jeune femme dansant au cœur de la piste.... Un décentrement qui interpelle tant le réel se fait étrangement étonnant, tant le nombril de l’homme est enfin mis à distance : placés en périphérie, on porte un regard nouveau sur le vivant et sur ce qu’est devenu notre civilisation. Pour que l’effet soit garanti, Skolimowski place sa caméra à hauteur d’âne, épouse la nonchalance de l’animal, et n’hésite pas à limiter la présence de ses acteurs ou actrices à l’écran, comme Sandra Drzymalska ou Isabelle Huppert...

Efficace et déterminent, également, ce style narratif qui sait associer la forme universelle de l’épopée et celle bien plus atypique d’un héros à quatre pattes, non spectaculaire et la plupart du temps immobile. Ce sont les imaginaires collectifs que l’on convoque ainsi habilement, faisant attendre au spectateur une quête métaphysique au sens premier du terme, celle qui habituellement multiplie les symboles et rencontres pour mieux sonder la complexité de l’humain, tout en lui imposant un héros aussi singulier qu’inattendu, un “non humain” - qui le restera d’ailleurs de manière têtue durant tout le récit - dont l’image “négative” prend à rebours celle du héros classique. Toute la subtilité D’Eo tient sur ce point, sur sa capacité à jouer sur nos imaginaires et attentes afin de décentrer notre regard, afin de nous faire ressentir la dérive inhumaine de l’humain. La perte de ce lien (sensible, sociable...) qui est censé nous tirer vers le haut, nous extraire de la fange sauvage pour nous hisser vers une forme civilisée.

Cette dérive, bien sûr, se lit à travers le périple d’Eo, son errance le condamnant à s’éloigner de son milieu d’origine (comme le symbolise cette superbe et improbable scène où le cours d'eau semble remonter vers sa source), et à perdre le lien affectif qu’il avait créé avec sa maitresse Kasandra. À travers lui, se pose la question de ce qui relie les individus entre eux, de ce qui rattache l’Homme d’aujourd’hui à son humanité première. Si ce lien Eo semble capable de l’entretenir, comme l’attestent ses rencontres avec différentes espèces (cheval, loup, vache...), les Hommes en revanche sont beaucoup plus défaillants en ce domaine : les hooligans partagent une même passion mais sont incapables d’échanger autre chose que des slogans et des coups ; le routier et le migrant partagent une même errance mais sont incapables de s’entendre ; tout comme les membres de cette famille bourgeoise qui partagent un même toit sans s’unir pour autant, usant d’une langue mixant le français à l’italien ce qui accentue leur problème de communication... L’Homme est un animal asocial, nous dit-on, un être qui se fourvoie en étant incapable d’entretenir une relation vivante avec autrui. Un portrait misanthrope du monde que Skolimowski tempère très légèrement en incorporant quelques figures d’exception, comme Kasandra et le jeune italien, tous deux capables de geste de tendresse ou de compassion envers l’animal. Une relation avec autrui qui demeure cependant bien délicate, comme le suggère le titre, cette onomatopée caractéristique de l’absence de dialogue, et que le design sonore prolonge admirablement : tandis que le monde animal s’exprime discrètement dans la nature, les sons produits par l’humain ne sont que vacarme, hurlements et musique hard rock...

Même si la démarche de Skolimowski n’est pas exempte de tous reproches (démarrage poussif d’un film qui ne débute vraiment qu’avec l’échappée d’Eo, accent un peu trop démonstratif et pas forcément subtils de ces portraits d’humains...), son grand mérite sera de questionner notre rapport au monde à travers une expérience sensorielle, mettant avec élégance la forme au service de son propos. La mise en relief du sensible et de sa beauté sera ainsi au centre d’une démarche esthétique passionnante, usant d’expérimentations graphiques et sonores afin de susciter une émotion franche et durable (effets visuels exprimant le ressenti de l’animal, mise en avant du bruit de son souffle pour percevoir ses émotions, composition des plans permettant de saisir le désespoir dans une ferme ou le désir de liberté initié par une course de chevaux...). De la même façon, la misère de l’Homme et sa laideur vont se traduire par des images en quête d’abstraction ou d’onirisme, évacuant ainsi toute représentation malhabile de la cruauté. On notera par exemple, le bon usage de cette association entre les effets chromatiques, les sonorités pénétrantes et les mouvements planants de caméra pour traduire la menace ou le danger (chasseur, éolienne...). Tout comme on louera l’ingéniosité de cette séquence avec le robot animal pour exprimer le calvaire d’Eo (son passage à tabac, sa convalescence).

À l’instar du “harpiste aveugle”, dont les mérites sont contés à des enfants handicapés, Skolimowski tente de lutter contre l’aveuglement des hommes en sollicitant leur imaginaire, en excitant leur sensibilité, par une communion harmonieuse de sons, couleurs et mouvements. Une communion poétique qui initiera, peut-être, une autre bien plus concrète avec la nature, sa propre nature.

(7.5/10)

Procol-Harum
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le 25 oct. 2022

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