Bien qu'il soit connu à l’international essentiellement pour ses films d'époque, Kurosawa a brillé à travers différents styles, utilisant notamment à merveille le film noir pour ancrer sa réflexion dans un contexte social contemporain qui l'aura toujours passionné. L'Ange ivre, Chien enragé ou encore Les salauds dorment en paix sont autant de petits bijoux qui témoignent des préoccupations sociales du maître nippon. Entre le ciel et l'enfer est de la même veine, sidérant de modernité en revisitant le film noir et notamment le film de kidnapping, l'histoire lui donne également l'occasion de brosser le portrait d'une société qui délaisse progressivement ses traditions pour prendre le train du capitalisme, accentuant d'autant plus les inégalités sociales.


Comme le titre l'indique, le film suivra en quelque sorte un mouvement descendant entre un ciel ou un paradis accueillant les classes aisées et un enfer regroupant les petites gens ou les plus démunis. Une dynamique parfaitement signifiée par la forme du film qui débute dans le cocon douillet d'un patron d'entreprise avant d'aller explorer les bas-fonds et sa faune si particulière. Ce qui est malin ici, c'est que cette trajectoire épouse aussi le fond, les pensées et la réflexion du principal protagoniste, un riche homme d'affaires qui est sur le point de perdre sa fortune et donc de plonger vers les enfers. L'attitude de cet homme va ainsi évoluer et par la même occasion c'est le regard que l'on porte sur lui qui va se trouver changé. Kurosawa explore ainsi, succinctement, ces deux mondes, naviguant entre l'impression que l'on en a et la réalité, donnant ainsi plus de poids à son récit et évitant le simpliste manichéisme social entre des pauvres infiniment bons et des riches foncièrement mauvais.


Gondo est un homme d'affaires qui a profité de la croissance de son pays pour réussir dans la chaussure en étant actionnaire d'une entreprise traditionnelle et de qualité. Tout fonctionne bien pour lui jusqu'au jour où les autres actionnaires veulent lui imposer des produits plus bas de gamme pour une meilleure rentabilité. Ne voulant pas sacrifier ainsi l'œuvre de sa vie, il décide d'investir sa fortune pour étendre son contrôle sur l'entreprise. Une décision risquée d'autant plus que c'est l'instant choisi par un kidnappeur pour enlever son fils et lui demander une coquette rançon. Il s'avère que le malfrat s'est trompé de cible et a pris le fils du chauffeur à la place. Cette situation permet à Kurosawa de placer son personnage au cœur d'un sacré dilemme : payer ou ne pas payer pour un fils qui n'est pas le sien, ce qui revient à choisir entre son intérêt personnel et conserver son statut social ou prendre le risque de tout perdre par humanisme et générosité. Et vous, que feriez vous à sa place ?


En posant cette problématique, Kuro va faire évoluer son personnage et surtout faire évoluer l'image que l'on s'en fait. Au début le personnage interprété par Mifune apparaît froid, hautain, vivant dans une demeure qui surplombe le reste de la ville, les quartiers pauvres donc ! Une impression antipathique se crée et elle renforcée par son désir de ne pas payer la rançon pour pouvoir conserver sa fonction, une attitude parfaitement compréhensible de son point de vue. Et bien justement question point de vue, la narration va en épouser plusieurs ! Un peu à la manière d'un Rashōmon, le cinéaste donne la parole à différents intervenants et ainsi, au fur et à mesure que l'enquête avance, le portrait de Gondo devient plus contrasté et à travers lui c'est le destin de ces riches qui est évoqué, ces hommes qui sont pris entre leur valeur personnelle et le danger de se retrouver subitement sur la paille, croqués par plus gros qu'eux. Bien sûr la question est seulement esquissée ici, le cœur du film restant l'enquête policière, mais Kurosawa a le mérite d'aborder le sujet intelligemment, interpellant notamment le spectateur dans une dernière scène toute symbolique où Gondo finit sa chute et se retrouve sur le même plan que le ravisseur avant de se retrouver seul face à son reflet. Ou l'art d'en dire beaucoup avec peu d'effet ; superbe !


Entre le ciel et l'enfer ; l'enquête va ainsi évoluer successivement entre ces deux pôles, plongeant ainsi le spectateur dans l'ambiance et la coloration propre à chaque milieu. Le début de l'intrigue commence dans la forteresse de Gondo, un univers huis clos à l'atmosphère froide, aseptisée en émotions, fortement oppressante et où la tension est d'autant plus palpable. Kurosawa prend son temps pour installer ses personnages, faire éclore les motivations et les doutes de chacun, donnant ainsi toute son ampleur au dilemme psychologique. Cette première partie est basée sur un faux rythme, peut-être un peu trop longuette mais c'est sans doute la partie la plus passionnante grâce aux enjeux posés et à la prestation d'un Toshirō Mifune tout simplement magnifique, tout en nuances et en émotions contenues.


Une remise de rançon effectuée à bord d'un train lancé à grande vitesse nous plaque littéralement au fond de notre fauteuil et nous fait passer dans une autre dimension, dans celle des bas-fonds où l'enquête va se poursuivre. On voit moins Toshirō mais on se console avec Tatsuya Nakadai qui prend les rênes de l'enquête, en plus Kurosawa nous concocte quelques truculents personnages secondaires comme un gros chauve très émotif et place même ce bon vieux Takashi Shimura en chef de la police.


Outre le casting, la réalisation évolue, prenant le pas d'une enquête qui se veut une course contre la montre. Le rythme devient plus rapide, l'enquête nous fait percevoir un monde beaucoup plus coloré, plein de bruits et de fureur, ce qui tranche catégoriquement avec la première partie. La musique devient plus présente et la caméra plus mobile, rappelant Chien enragé, on suit littéralement ces flics sur le terrain, on est immergé au cœur de l'investigation. Certaines scènes sont passionnantes comme le débriefing de l'équipe, et on s'amuse doucement à voir ces experts japonais remonter la trace du kidnappeur grâce notamment à des dessins d'enfant...


Une nouvelle fois, Akira Kurosawa ne se prive pas d'innovation : en témoigne une dernière demi-heure magnifique où l'on s'immerge véritablement dans l'enfer des bas-fonds ; l'ambiance devient électrique, glauque, viscérale avec sa population underground et une musique bien plus jazzy. Il étonne, innove et montre la voie à une nouvelle génération de cinéastes.


Un film noir qui aborde une problématique sociale, ce n'est pas la première fois que l'on voit ça mais Kurosawa a l'art et la manière de faire les choses brillamment et proprement ; la marque des grands.

Créée

le 5 avr. 2022

Critique lue 99 fois

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Procol Harum

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