Motif évocateur pour le moins troublant, le double séduit autant qu'il fascine et élargit au cinéma le champ des possibles : réincarnation, usurpation d'identité, projections mentales, etc. On le retrouve ainsi émaillant régulièrement la filmographie de nombreux cinéastes, servant aussi bien de corollaire à la machination criminelle chez Hitchcock que de support à la psychologie chez Cronenberg ou Kieslowski. Au regard de ce qu'il a tenté avec Incendies, dans lequel sa mise en scène se faisait le relais de la quête identitaire de son personnage, il n'est pas étonnant de voir Denis Villeneuve s'emparer du thème de la dualité. Enemy, adapté d'un roman de Saramago, nous expose le basculement vers l'extraordinaire d'un type ordinaire. Adam, jeune professeur d'histoire qui mène une vie sans histoire, découvre par hasard qu'il possède un sosie qui est son parfait contraire : l'acteur Anthony, fantasque, exubérant, qui est marié à une femme enceinte jusqu'aux yeux, tandis que lui peine à être autre chose que le jouet sexuel de Mary. Même si le pitch de départ semble être un bon prétexte à une illustration facile des troubles psychologiques (schizophrénie, névroses), on attend de Villeneuve un minimum de subtilité et de savoir-faire afin de sonder au mieux la psychique de l'individu.


Le cinéaste canadien s'y emploie d'ailleurs avec un talent certain, et ceci dès les premières minutes, en mettant en place une imagerie très énigmatique dans laquelle se retrouvent intimement liés : sexe, femme et araignées. C'est bien d'un point de vue graphique que Enemy intrigue et fascine : la ville de Toronto devient la subtile représentation de l'enfermement psychique du personnage avec ces immenses tours saturant l'horizon et ses routes continuellement obstruées, avec ce maillage urbain complexe qui nous prive de toute échappatoire, sans oublier ses nombreuses vues en plongée qui renforcent admirablement l'impression de chute vertigineuse. La ville est un piège imparable, une toile d'araignée immense dans laquelle Adam se débat vainement. L'araignée, qui hante ses cauchemars, trouve ainsi un astucieux prolongement dans son univers quotidien, renforçant la confusion qui s'installe dans son esprit entre réel et imaginaire. Même s'il a tendance à multiplier les métaphores visuelles de la psychose, Villeneuve réussit à illustrer avec efficacité le désarroi qui gagne son personnage : la photographie aux teintes jaune pâle souligne son humeur défraîchie ; quant au jeu sur les sonorités, il évoque, avec plus ou moins de bonheur, son caractère dissonant.


Précise, soignée, efficace, la mise en scène impressionne dans un premier temps avant de lasser inévitablement tant Villeneuve peine à proposer autre chose qu'un simple exercice de style. Bien sûr le Canadien essaie de mettre en place une intrigue, surlignant çà et là son propos ou usant parfois de facilité scénaristique, mais il semble tellement soucieux d'être le nouveau Lynch ou Cronenberg, c'est-à-dire de réaliser un film cérébral, obscur, opaque, manipulant sans cesse son spectateur, qu'il en oublie son cinéma.


Évidemment, il tente de donner de la consistance à son film en travaillant notamment la symbolique de l'araignée. Arachné, celle qui fut métamorphosée par Athéna, tisse sa toile et relie entre eux les différents personnages féminins : la mère castratrice, la fiancée possessive et l'épouse délaissée. Une toile qui, inexorablement, encercle et étouffe l'homme comme la ville et son quotidien ont pu annihiler les ambitions du professeur. Habilement, l'araignée dépasse son statut d'objet phobique pour devenir le symbole obsédant d'une sexualité féminine qui va venir se nicher au cœur de la psychose d'Adam. Seulement, pour que la démarche soit véritablement réussie, il faut creuser l'histoire et questionner plus précisément la relation de couple. Ce que Villeneuve se refuse à faire, de peur sans doute d'éventer trop rapidement son intrigue. Alors il met du mystère partout, tout le temps, artificiellement, inutilement. Villeneuve se désintéresse de son sujet, ne cherche ni à creuser la relation de couple ni à s'ouvrir à de nouvelles perspectives, il se focalise uniquement sur l'incident ou l'accessoire : la rencontre entre Adam et son double.


Enemy ressemble à une œuvre étrangement schizophrène avec un propos basique qui détonne avec la sophistication de la mise en scène. Soigner les scènes fantasmagoriques, citer outrageusement ses références cinématographiques (Cronenbeg, Lynch ou même le Eyes Wide Shut de Kubrick) au détriment de son intrigue, c'est réduire le film à son simple formalisme. Enemy est une œuvre belle, remarquable sur bien des points, mais qui semble cruellement vaine.

Créée

le 29 oct. 2021

Critique lue 42 fois

1 j'aime

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 42 fois

1

D'autres avis sur Enemy

Enemy
JimBo_Lebowski
8

Décryptage du chaos

Après le très surprenant "Prisoners" Denis Villeneuve s'est fait une place chez les réalisateurs à suivre de près, "Enemy" devait être la confirmation, un nouveau thriller certes mais avec une...

le 15 juil. 2014

362 j'aime

27

Enemy
Aerik
5

Je ne pense pas, donc je m'ennuie

Adam (encore le génial Jake Gyllenhaal) est un professeur d'Histoire sans histoire, menant une vie bien ancrée dans une routine entre correction de copies et sexy time sans passion avec sa fiancée...

le 28 août 2014

129 j'aime

5

Enemy
Vivienn
6

Il était deux fois

Denis Villeneuve n'est pas un cinéaste comme les autres : lorsqu'il réalise un polar labyrinthique, il privilégie le fond à la forme, et lorsqu'il sort un thriller allégorique, il fait l'inverse. Sur...

le 30 août 2014

118 j'aime

3

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12