Tout de suite la photographie de Metty éclate. Le criterion fait le boulot, à savoir mettre les pupilles, la rétine, la cornée et toute la clique en ébullition, en partouze permanente. La nuit tombe, le jour se lève, éclats, brillances, magie, c'est à une orgie de couleurs qu'on a droit pendant la centaine de minutes du film.
Le recours au cinémascope remplit merveilleusement son office. Sirk se sert admirablement du cadre pour offrir au spectateur frissons et miaulements de bonheur devant l'inventivité de sa mise en scène. Les personnages sont pris dans le rectangle profond et se trouvent confrontés à leurs images, leurs doubles, les miroirs se muant en psyché. C'est aussi un festival de finesse narrative par la caméra, ses mouvements, ses emplacements. Sirk et Metty de concert (son et lumière) allient science du cadre et langage des couleurs pour donner un spectacle étourdissant.

Malheureusement j'ai manqué de chance en voyant d'abord The tarnished angels. Je dis malheureusement... c'est juste mon indécrottable soucis presque irrationnel et jusquauboutiste de voir les films dans un ordre chronologique, dans la mesure du possible. Ici le désir se manifeste d'autant plus fortement que la filiation entre les deux films se fait sentir rapidement. Je veux dire au delà du casting identique.

Très vite on se rend compte qu'on va avoir à faire avec un imbécile primaire. D'ailleurs joué de superbe manière par un Robert Stack qui se livre beaucoup plus dans ce film que dans les Tarnished angels. Il est vrai que s'il joue deux fois l'imbécile, ce n'est pas la même crasse qu'il dépeint. Ici le pauvre homme est un imbécile qui souffre de l'échec perpétuel, qui n'accède pas à l'âge adulte, restant bloqué par un égo faussement surdimensionné mais réellement atrophié par des faiblesses jamais dépassées, celles de son enfance et de son adolescence.
C'est le personnage sirkien par excellence : dès l'abord insupportable, mono-bloc, figé dans un archétype, cliché humain et l'on commence doucement à réaliser que cela n'est qu'artifice, progressivement le vernis se craquêle, laissant les plaies et les crevasses de son histoire poindre jusqu'à émouvoir au plus profond.
La prestation de Stack me sidère. Entre rires et larmes, rires crispés d'alcoolique, fixité angoissée, on se perd dans la souplesse psychologique du comédien. Je le préfère au monolithique personnage qu'il joue dans The Tarnished angels, plus en violence physique, en dénégation du réel, un mur, un bloc qui ne peut et ne veut être touché, ému. Ici c'est le contraire. Il cache son manque d'affection dans l'alcool et la frime. Cela amène Stack sur des sentiers beaucoup plus ardus à arpenter me semble-t-il, mais je peux me tromper.

Il n'en demeure pas moins un demeuré. Et sa soeur avec. Dorothy Malone, en petite fille refusant sa féminité mais se servant outrancièrement de son corps et sa sexualité en perpétuelle révolte, contre l'amant désiré mais toujours lointain, et surtout l'amour qui se refuse. Jalousie, enfance gâtée (pas de celle des enfants pourris par la richesse, mais de celles qui se sont fânées de n'avoir pas pu s'exprimer et s'épanouir, simplement, en se disant, en se touchant) et donc manque de tendresse se mêlent pour emmêler dans le mélo les amis, les amours, les emmerdes comme le chante l'Aznavour.

Avec la soeur, Dorothy Malone, extraordinaire, on passe également de l'amoureuse et tendre éconduite à la salope qui noie son désarroi dans le stupre, la danse et le cynisme chantage. Mais ce personnage noir, perdu, retrouve la rédemption dans le visage sans arme de Rock Hudson. Malone sied parfaitement au rôle. Même si je la préfère dans les Tarnished Angels, elle reste d'une incroyable sensualité, qu'elle parvient à combiner judicieusement à une touchante démonstration d'amour éternellement déçu, dont l'indéfectibilité fait toute l'horreur. Remarquable travail d'actrice. Une scène cependant ne m'a pas plu : celle sur le bord de l'étang où les voix de leur enfance viennent agiter son visage, je l'ai trouvé un peu trop démonstrative, inondée d'effets, débordante et débordée. Mais la scène ne dure pas. Je me demande encore à quoi elle sert au juste? L'on savait déjà ce qu'elle dit.

Pris dans les phares de ces deux-là, les deux victimes sont un Rock Hudson qui joue encore la belle âme, le héros qui va servir à mettre du contraste sur le portrait de l'anti-héros - conflit d'hommes et de courages, il réussit tout, en apparence, toujours avec Sirk - et Lauren Bacall, toujours aussi belle. Mais ici elle hérite d'un personnage qui l'éloigne de Hawks ou Huston. Elle est fragile, tendre, une proie facile, trop d'ailleurs pour être honnête. Là encore Sirk noie le poisson et le spectateur est pris dans la nasse. Oui, elle fait figure d'abord de jolie brin de fille, puis de fille intelligente et maline, puis de pute, puis non, puis de tendre épouse. Elle paye un lourd tribut, celui d'une mère. Mais qui permet un happy-end. En apparence encore. C'est un happy-end plutôt au goût amer.

Sirk, roi de l'esquive, nous surprend où on ne l'attend pas. Pourtant il ne fait qu'utiliser les outils habituels du divertissement hollywoodien de son époque. Incroyable, encore.
Alligator
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le 20 févr. 2013

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Alligator

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