Sirk : dès la 1ère image on sait à quoi on a affaire. Une voiture jaune file dans un horizon figé, sous la présence écrasante des pylônes qui coiffent les puits de pétrole. Dès le 4ème plan les feuilles mortes balayées par le vent et la course surchargent l’information initiale : non seulement on sait que le mouvement de l’homme à la voiture ne suffira pas à le libérer, mais en outre ce mouvement est déjà marqué par la disparition. Il y a quelque chose de fantomal dans cette précipitation. Un sentiment que la romance à guimauve du générique interprète, avec son refrain-titre : oui, tout cela est écrit sur du vent.

Mais si la vérité de l’expression est masquée par le voile du glamour, dans ce moment où les noms des acteurs viennent s’incruster sur l'image qui nous les découvre, elle est simultanément reconnue par le mouvement du film. Avec cette caméra qui s’engouffre dans la maison pour découvrir un petit agenda à classeur dont les pages, sous l’action du vent, se tournent follement, comme pour remonter le temps. Et en effet, ce retour en arrière a lieu, dicté par le vent. "Ecrit sur du vent" est aussi un film noir. Un peu comme dans "Assurance sur la mort", on sait dès le départ qu’il n’y aura pas d’échappatoire. A la différence qu’ici, c'est une distance théâtrale qui empêche l’introspection et réserve l’identité du personnage condamné par la fatalité. L’introduction se concentre sur le mouvement. Et le mouvement c’est aussi la structure : un quatuor. Dans ce quatuor, on retrouve à peu près les figures du film noir. Il y a le good guy un peu en retrait, l’ami du héros (Rock Hudson). Le héros "noir", beaucoup plus ambigu, balançant entre rédemption et damnation (Robert Stack). Puis la femme fatale. Elle est divisée en deux personnages : la face négative (Dorothy Malone) et la face positive (Lauren Bacall). Ce quatuor révèle une symétrie (on sait la place de ce motif dans l’esthétique sirkienne à travers les jeux de miroir). Mais c’est une symétrie contrariée : Malone est destinée à Hudson, qui n’en veut pas. Il lui préfère Bacall, mais Stack en tombe amoureux, donc il s’efface.

C’est de cette contrariété, de ce contraire primal, que tout découle. Stack est le fils de riche couvé qui n’a jamais réussi à s’affranchir de l’emprise familiale. Hudson est l’homme idéal, d’origine modeste, le fils par procuration. Il est impossible de corriger la dissymétrie qui passe fatalement par la filiation. Donc par le couple (c’est-à-dire par le bond hors de l’enfance vers l’enfant à venir). Stack semble stérile : c’est la confirmation qui achève de l’enfermer dans ce qu’il croit être. Malone, elle, ne peut réaliser l’union qu’elle projette depuis toujours avec Hudson. C’est une scène toute simple qui décrit sa névrose : assise au bord de l’étang, elle lance un caillou qui ricoche dans l’eau. Aussitôt des voix surgissent, celles d’elle et de Mitch (Hudson) enfants. Elle se lève puis se tourne pour apparaître de profil, puis légèrement de 3/4 (en fait elle se retourne très lentement tout le temps que dure le dialogue imaginaire). Le moment extraordinaire du plan se situe lorsque la voix de la petite fille semble coïncider avec le visage bouleversé de Malone. C’est comme si le moment avait lieu et que la voix d’enfant sortait du corps de l’adulte. La position, profil-3/4 droit, est aussi celle du champ/contrechamp des grands dialogues d’amour. Sauf que là, il n’y a pas de contrechamp. Il n’y a que le vide. Avec en arrière plan le lac et les arbres aux couleurs d’automne. L’hêtre et le néant.

Par là on voit que le poids de la structure ça n’est pas la famille, c’est le temps. Le mouvement de retour sur soi physique et moral de Malone dans cette scène figure, avec tous les autres mouvements que l’on voit dans le film, une valse du temps joué par ce quatuor désaccordé. Lorsque Stack emballe Bacall dans son avion, c’est à elle qu’il confie les liens du passé, ceux qui l’unissent à Mitch. Mitch à ce moment est dans la cabine des passagers, une fois de plus laissé en arrière par cet ami qu’il doit toujours s’efforcer de rattraper. Rattraper une position, des privilèges qui ne sont pas ceux de son milieu et qui se traduisent en capacité de vitesse et d’accélération. Stack est celui qui possède les voitures, les avions. Mais il est aussi celui qui peut, le temps d’un coup de téléphone, transformer l’évocation d’une baignade à Miami en séjour des plus luxueux dans un appartement face à la mer, où tout semble avoir été préparé des jours à l’avance. Il devra d’ailleurs ralentir le rythme pour retrouver Bacall qui n’est pas du genre à se laisser griser par ces démonstrations.

Il y a un sens de l’ironie chez Sirk, un sens très plastique qui n’est pas sans renvoyer aux vanités des peintures du XVIIe (comme le pointe Pierre Berthomieu dans l’un des indispensables suppléments des dvd Carlotta). C’est ce qui fait la puissance de ces mélos, en particulier sur la période initiée avec ce film, où la beauté et la luxuriance déployées par l’expressivité formelle de Sirk ont toujours pour arrière plan un rappel de la proximité de la mort. Sirk utilise tout ce qui peut accentuer l’intensité (couleurs, cadres, musique) sans jamais trahir le rythme (ou l’arythmie) de ses personnages. Ainsi la musique associée à Malone faisant contrepoint, vers la fin du film, au thème romantique des scènes entre Hudson et Bacall : elle fonctionne comme un rappel de la mort, la mort qui se manifeste aussi derrière une surface de lascivité et de sensualité (confirmation dans la scène de la mort du père, avec ce montage d'images de Malone,qui se trémousse en déshabillé sur une musique rythmée et de son père, victime d’une crise cardiaque, qui tombe dans l’escalier et meurt).
Artobal
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le 22 janv. 2014

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