Du silence au mot, de la douleur ineffable à son expression écrite puis orale, Doraibu mai kâ pense le deuil comme une lente délégation de la parole par laquelle un artiste se reconstruit en construisant une œuvre. L’art offre ainsi la médiation nécessaire entre l’un et les autres, entre l’individu saisi dans sa singularité et le collectif auquel il prête une voix, à la fois sienne, celle de son épouse ravie et celle des comédiens. Ryūsuke Hamaguchi dispose moins d’un talent de conteur que du talent de faire conter, et ses personnages deviennent tour à tour narrateurs et spectateurs attentifs d’une histoire banale et extraordinaire à la fois en ce qu’elle mêle la fiction à la réalité, plutôt convertit la trivialité du quotidien en une matière à songes.
Il est audacieux d’investir le cinéma, art visuel par excellence, en privilégiant la voix : celle d’Oto qui résonne pendant l’amour et les trajets en voiture, celle de Yūsuke qui se montre directive et précise lorsqu’elle s’adresse aux acteurs, bien plus rare en dehors du travail, celle enfin de Misaki, dont le mutisme initial disparaît à mesure qu’elle est amenée à se dire, à mesure que se compose entre elle et son passager un vivre-ensemble. Au cœur du long métrage se trouvent donc, comme dans toute l’œuvre du cinéaste, des rituels intimes propices à l’éclosion de la parole, des espaces d’immobilité apparente qui font advenir l’humain dans un langage secret alors que rien ne paraît se passer ; une parole qui serait la parole pure, originelle, hors du jeu – voilà pourquoi Yūsuke interdit à ses acteurs les intonations factices et autres tentatives d’appropriation. Lire pour dire, seulement dire. Ces espaces langagiers (véhicule rouge, salles de travail et de spectacle, chambre à coucher) se voient aussitôt cultivés et par le film et par les personnages, ils obéissent à une nécessité qui, quand elle est perturbée par un retard ou un imprévu, engendre de la frustration.
Règne au cœur de Doraibu mai kâ une alchimie de la parole : du rien naît la chose, du lit d’hôtel vidé de son amante naît l’inspiration, d’Hiroshima naît une relation indéfinissable parce qu’elle ne se raconte pas directement, parce qu’elle est, à son tour, déléguée par l’intrigue théâtrale. Ryūsuke Hamaguchi a parfaitement saisi l’essence du théâtre et de l’art, il déjoue le piège de la projection pure de l’artiste (entendu comme être biographique) dans ce qu’il crée : l’essentiel réside non dans l’individuel strict mais dans la translation, dans la médiation par autrui qui permet une déconstruction et une reconstruction collective. La voiture en est une puissante métaphore, caisse de résonnance de cette polyphonie à l’œuvre. Se faire conduire, se faire conter. Un immense film, d’une intelligence et d’une maîtrise visuelle et tonale précieuses.