Critique avec spoilers

Après 3 phases, 23 films et plus de 10 ans d'aventures, le MCU se trouvait à un tournant de son histoire avec cette phase 4, pensée comme le début d'une nouvelle saga, celle du Multivers, ainsi que comme une nouvelle ère, désireuse d'amener de nouveaux visages et concepts tout en tournant le dos à son glorieux passé. Ce second opus consacré au personnage incarné par Benedict Cumberbatch avait ainsi la lourde tâche de continuer à travailler son personnage éponyme mais aussi de continuer l'arc scénaritique du personnage de Wanda Maximoff (brillamment incarnée par Elizabeth Olsen) comme suite à la série Wandavision, introduire le personnage d' America Chavez (Xochitl Gomez), développer le concept de Multivers et amorcer les futurs évènements de la phase, tout en s'efforçant d'essayer de nous faire peur.

Se remettant à peine des conséquences du snap de Thanos et des cinq années qu'il a perdu, Stephen Strange se retrouve embarqué dans une aventure à haut risque en essayant de protéger la jeune America Chavez, porteuse de la capacité unique de voyager dans le Multivers, d'une menace bien familière...

Les points forts :

- Un début de film engageant et concis

- La touche Sam Raimi

- Une scène de combat musicale, ludique et surprenante

- Des transitions travaillées et qui se remarquent

- Une violence et un humour noir qui pointent le bout de leur nez

- La séquence des Illuminati

- Elizabeth Olsen, Benedict Cumberbatch et Michael Stuhlbarg

Les points faibles :

- Quelques facilités scénaristiques

- Le traitement de Mordo

- Une révolution incomplète

Le Multivers de Raimi

Le film avait ainsi de nombreuses raisons d'échouer et de craquer face au poids de ses nombreuses obligations, ce qui explique sa genèse compliquée. Compliquée car elle témoigne à la fois des composantes de l'entreprise menée par Kevin Feige, où un film se doit de correspondre à la ligne directrice (que ce soit en terme d'ambiance, d'humour ou de réalisation) de l'univers partagé mais aussi se contraindre à s'insérer dans une intrigue et un plan plus large dont il faut insérer les pions nécessaires à son avancée mais aussi expliciter et démontrer les concepts qui seront son futur coeur narratif. Cela permet ainsi la bonne tenue narrative et visuelle de l'univers où tout semble issu du même monde malgré les différences entre personnages et entre univers présentés mais aussi d'installer un univers en constante évolution et qui s'auto-alimente. Ce second opus consacré au sorcier intervient donc au sein d'une phase 4 marquée par le poids du passé et de l'avenir à présenter ainsi qu'une intrication nouvelle entre films et séries. Le Multivers, si important pour la suite de l'univers, est ici ce qui a en grande partie compliqué la gestation du film, provoquant directement (ou indirectement) le départ du réalisateur du premier opus Scott Derrickson, bien plus concentré sur un projet plus autonome et empreint d'une tonalité horrifique qui n'aurait pas pu s'inscrire pleinement dans l'univers partagé. Arrive donc Sam Raimi, réalisateur chevronné et culte, auteur des trilogies "Spider-Man" et "Evil Dead" ainsi que de "Jusqu'en enfer" en autres. Son arrivée est providentielle car le réalisateur a déjà prouvé avec succès sa capacité à mettre en scène des super-héros et sa capacité à retranscrire la grammaire des comic-books. Son amour pour l'horreur et la série B peut se marier beaucoup mieux avec l'ADN du MCU contrairement au projet avorté de Derrickson. Ainsi, il convient d'aborder un point essentiel qui a parasité les débats autour du film : oui, ce film est une commande et non un projet original pour Raimi. Cependant, cela n'empêche pas le réalisateur de réussir à s'approprier le projet et d'y injecter sa singularité. Reprocher au film de ne pas être une création originale et personnelle de Raimi ainsi qu'un film comportant toutes les composantes attendues du MCU est inutile et profondément contre-productif. Il s'agit davantage de se demander si le mariage entre le réalisateur et le projet est réussi, en l'occurence il l'est et à bien des niveaux.

Tripes et coeur

Défi réussi pour Raimi qui arrive à s'imposer là où Chloé Zhao (pourtant oscarisée avec son "Nomadland") échouait avec "Les Eternels". Raimi impose une science du rythme et de la fluidité qui fait le plus grand bien à un film pourtant bordélique dans son essence même. En témoigne son début qui, en une vingtaine de minutes seulement, arrive à installer tous ses personnages principaux, leurs enjeux et motivations ainsi que les macguffins qui vont régir le scénario tout en débutant in medias res (séquence d'intro très soutenue et étonnament crue pour un Marvel). Le film bénéficie ainsi constamment de ce regard d'auteur qu'apporte Raimi sur ces points de rythme et de transition, souvent des défauts inhérents aux films Marvel (excepté les débuts des deux films "Gardiens de la Galaxie", du premier "Iron-Man" et du premier "Doctor Strange"). Ce travail minutieux sur le rythme se retrouve aussi dans les transitions du film, déconcertantes au premier abord. Déconcertantes car elles semblent parfois issues d'un autre temps, de séries B bourrines et inspirées des années 80/90 où le mauvais goût était souvent l'allié de la créativité. Superpositions de plans, intrusion dans le cadre d'un personnage issu de la scène suivante, fondu au noir : elles répondent chacune au désir de rythme et de course contre la montre qui régissent le récit mais demeurent aussi très illustratives et donc profondément identifiables. L'aspect psychédélique et abstrait des comics concernant le personnage de Strange (du moins à leurs débuts), qui héritaient cela de la pensée hippie des années 70 et l'émergence des drogues (et surtout des hallucinogènes comme le LSD), se présente ici par l'intermédiaire d'effets qui jouent sur les sens des personnages mais aussi des spectateurs comme la traversée expéditive mais intense du Multivers, les effets accompagnant l'empoisonnement de Strange et America par Mordo ou la possession de Wanda qui s'accompagne de visions surréalistes bienvenues. Raimi convoque d'ailleurs ce qui fait l'essence de son cinéma : une énergie vivifiante, un mauvais goût alliant gore (avec une séquence marquante chez les Illuminati) et humour noir (caméo traditionnel chez Raimi de son compère et ami Bruce Campbell, étonnamment méchant pour de l'humour Marvel). Par la musique de son collaborateur de longue date Danny Elfman, le film sort là aussi du tout venant marvellien avec des sonorités plus mystiques et parfois rock, donnant une identité toute particulière au métrage. On sent d'ailleurs ce qui l'a poussé à accepter le projet : le lore mystique qui convoque à la fois sorcellerie, grimoire maudit et sorcière rappelle ses projets passés et son amour pour l'horreur. Il met en scène ces éléments avec ingéniosité, sauvant le film d'un terrible et meurtrier manque d'imagination, fléau qui l'aurait frappé si le projet avait été confié à un autre. Ainsi, les démons et autres créatures semblent tout droit sortir de l'imaginaire si particulier de Raimi tandis qu'il transforme la Sorcière Rouge en une véritable antagoniste de film d'horreur. Car si le film ne devient jamais réellement horrifique ni effrayant (à part pour les enfants qui n'ont pas été prévenus de la teneur de certaines scènes du film, ce qui constitue déjà une forme de subversion de la machine bien huilée qu'est le MCU), il convoque de nombreux éléments de ce cinéma (jumpscares, scream-queen, fin qui n'en est pas une...) et calque sa structure narrative et rythmique sur une chasse à l'homme, course-poursuite permanente où la proie est le héros et dont la menace meurtrière qui le poursuit inlassablement est une figure autrefois héroique et pour laquelle le film n'aura de cesse d'écorcher son image. La mort y est plus frontale et violente que dans n'importe quel autre film du MCU et se révèle particulièrement cruelle (dans le bon sens) avec certains personnages, les ramenant à une certaine mortalité bienvenue et trop souvent oubliée. S'il ne gagne pas la bataille face au système Marvel, car comme dit précédemment, Raimi ne peut que honorer ici une commande dont il peut être désisté à tout moment, il pirate et parasite suffisamment la machine pour la rendre infiniment plus intéressante et divertissante qu'à l'accoutumée.

Voyage au coeur de la folie

Bien que le débat concernant l'identité du film a pu prendre le pas dans les discussions le concernant, c'est avant tout la déception manifeste qu'il a engendré chez de nombreux fans et l'incompréhension de son fond véritable qui en font un film véritablement sous-estimé. En effet, le film étant vendu, que ce soit par son titre, ses bande-annonces et la communication officiée par Marvel, comme un film reposant sur le concept du Multivers et jouant avec ses codes, la déception manifeste peut se comprendre. Le film voyage en effet peu au sein de ce fameux Multivers, excepté dans deux univers se situant tous deux sur Terre (se cantonnant à chaque fois à la ville de New-York) et une trop courte virée d'une trentaine de secondes que le marketing avait spoilée en amont. Les caméos attendus par les fans et sous-entendus par la communication sont au centre d'une séquence qui a divisé profondément. En effet, le portrait que le film dresse des Illuminati peut interloquer aussi bien le fan assidu que le spectateur lambda : présentés en plein milieu du film, qui s'interrompt presque dans son rythme effréné, au sein d'un bâtiment s'inscrivant dans un concret que le film souhaitait échapper à tout prix, ils amènent avec eux dialogues, monologues et surexposition d'enjeux qui semblent surtout amener à de futurs projets plutôt que de jouer un rôle essentiel dans celui-ci. Leur mort expéditive et joyeusement cruelle ("Quelle bouche ?") a dû choquer bon nombre de fans, surexcités à l'idée d'apercevoir enfin cette équipe sur grand écran et de retrouver des visages familiers et d'autres, réclamés depuis longtemps (John Krasinski en fancast régulier pour le personnage de Red Richards). Ce film dans le film, qui dénote à tous les niveaux de celui présenté jusque-là, à l'origine des contraintes qui pesaient sur la gestation du film (nombreux reshoots pour cette scène, idées abandonnées en cours de route et potentielle raison du départ de Scott Derrickson) est ici complètement assumé par Raimi qui le retourne complètement et s'en amuse. L'issue violente de la séquence, nécessaire pour le projet car cela aurait trop détourné le film de l'essentiel, est abordée par Raimi avec l'entrain d'un sale gosse qui s'amuse à casser ses jouets de la plus violente et ironique des manières possibles (entrain que l'on peut apercevoir dans les apparitions de Bruce Campbell ou la toute fin du film, qui ne laisse pas Strange totalement hors de danger). Chaque personnage décède des suites d'un retournement d'une capacité ou d'une caractéristique propre à chacun (Black Bolt meurt à cause de sa propre voix, Captain Carter est scindée en deux par son propre bouclier...). La scène est d'ailleurs l'occasion d'amener un affrontement épique et conséquent entre trois personnages féminins ce qui est chose rare, mettant ainsi en valeur leurs capacités et leur puissance, sans jamais paraître forcée, contrairement à une certaine séquence de "Avengers : Endgame".La séquence ramène ces héros à la mortalité dont ils semblent s'échapper constamment et les ramènent à leur humanité. Elle moque aussi leur égo démesuré et leur solennité de pacotille, critiquant l'hypocrisie de cette équipe dont les mesures détestables sont parfaitement en accord avec la représentation de l'équipe dans les comics, ce que semble oublier nombre de soi-disant "fans". La séquence révèle en sus de cela l'aspect vain et la futilité de se reposer sur le concept de Multivers pour fonder des intrigues. Ramener des acteurs/rices pour des caméos qui ne peuvent restituer l'ampleur et la complexité des personnages en si peu de temps, c'est aussi un constat sur l'idée-même de parcourir le Multivers. Concept impossible à tenir dans un long-métrage qui se veut équilibré et regardable tant cela empêcherait à l'intrigue d'être linéaire et compréhensible et au rythme d'être efficace, la succession d'univers empêchant à ces derniers d'être finalement pleinement explorés. Le film choisit d'en explorer concrètement deux et peut donc les présenter distinctement et exprimer leur singularité. Ce qui est donc déconcertant, c'est la manière dont le film démontre finalement à quel point la thématique du Multivers peut facilement être futile si elle ne se concentre pas sur ses personnages principaux avant tout. C'est l'aspect le plus déconcertant du film paradoxalement : il développe l'intériorité et les conflit moraux de ses personnages, volonté illustrée par la simplicité de la question "êtes-vous comblé ?" qui parcours le récit. Le film traite des répercussions de la disparition de Strange pendant cinq ans afin de mieux explorer le trauma fondateur de son personnage : la peur de perdre ce qui lui est cher et d'être dans l'incapacité d'y remédier. Cette peur qui construit le personnage explicite et précise ses précédents agissements et donne de la profondeur à un personnage facilement antipatique. A travers cette épopée, Strange fait ainsi le deuil de son amour impossible pour Christine (géniale scène avec Michael Stuhlbarg en début de film) et comprend la nécessité de passer à autre chose, par l'intermédiaire de la Christine de l'univers des Illuminati. Wanda, se confronte quant à elle à l'impossibilité de vivre avec ses enfants et la nécessité d'accepter son deuil et sa douleur pour avancer. Le Multivers et ses possibilités (la recontre avec soi-même ou ce que l'on désire le plus) permet ainsi de traiter en profondeur les personnages évoqués, ce qui explique la relative intimité du film et le manque d'ampleur dans l'utilisation du Multivers au sein de ce dernier. On peut cependant regretter quelques facilités dans l'utilisation de certains concepts comme l'utilisation des mêmes acteurs pour jouer les variants d'un personnage ou l'utilisation des rêves et des grimoires pour l'avancée de l'histoire. Le traitement du personnage de Mordo est particulièrement catastrophique, faisant fi des promesses du premier film tout en les assumant quand même (Mordo semble bien être devenu un ennemi récurrent et coriace pour Strange dans la réalité principale du MCU sans que cela ne soit jamais montré ni utilisé concrètement) et use du personnage avec une désinvolture assez incompréhensible(le film oublie totalement le variant Mordo suite à l'échappée de Strange, et demeure ainsi le seul Illuminati en vie, n'amenant aucun intérêt scénaristique à cet état de fait et ressemblant davantage à un énorme trou scénaristique).

Variants et sorciers

La grande réussite du film tient surtout à ses interprètes, notamment Benedict Cumberbatch, égal à lui-même, mais surtout Elizabeth Olsen, étincelante et magnétique comme rarement elle l'aura été dans sa carrière. Toute la tension et la dramaturgie du film repose sur ses épaules et l'actrice relève amplement le défi, aussi efficace dans l'action que poignante dans l'émotion. Elle est parfaite dans l'interprétation de cette figure tragique et profondément complexe, héroïne du film au sens structurel mais surtout menace au sens narratif. Elle est de chaque plan et offre l'un des antagonistes les plus pertinents de tout le MCU. Xochitl Gomez s'en sort avec les honneurs pour ses débuts dans l'univers et Michael Stuhlbarg vole la seule scène dans laquelle il apparaît.

Pour conclure, c'est un opus bien plus complexe et sous-estimé que l'on pourrait croire que ce second film centré sur Stephen Strange. Tour à tour divertissant, méchant, dépaysant et tragique, le film est un voyage imaginatif et rythmé au sein d'un univers où tout est permis. Film faussement mineur, il comprend bien mieux les limites et avantages du Multivers que le reste de la phase 4 et propose un voyage qui rappelle la teneur imaginative et sans limites des comics à l'origine de tout cet univers. On s'y amuse et on aime s'y amuser, ce qui est beaucoup déjà, vous l'admetterez.

Pour aller plus loin :

- "Wandavision" (2021)

- "Evil Dead" (1981)

- "Inhumans" (2017) (pour la blague)

DrOwl370
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le 17 janv. 2023

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