Stanley Kubrick a dans l'imaginaire collectif cinéphile cette image de réalisateur démiurge, de mythe indéboulonnable qui implique directement grandeur et sérieux, image entretenue par la rareté de ses interviews et apparitions publiques et surtout par l'apparente austérité de ses films. Au rythme de sobres travellings (les tranchées des Sentiers de la Gloire, la steadicam de Shining) ou de plans fixes ressemblant presque à des peintures (Barry Lyndon), son œuvre côtoie le métaphysique dans un ascétisme assez marqué, comme en retrait (et ce, même en s'impliquant dans la folie de ses personnages comme dans Shining), dans une certaine forme d'objectivité assurée par la caméra-narratrice. Mais dans cette austérité, que l'on pourrait confondre avec une forme de froideur, se cachent des éléments souvent ironiques, quelques fois profondément comiques, qui révèlent toute la subtilité du cinéma de Kubrick, et son humour: c'est la fin d'Eyes Wide Shut, qui renoue avec une vulgarité primitive en opposition à son univers bourgeois et au caractère faussement «sophistiqué» de ses précédents films, le casque-oxymore de Full Metal Jacket, couplé à la chanson finale du club Mickey, le grotesque terrifiant de Jack Nicholson dans Shining, etc. C'est surtout Lolita et Docteur Folamour, sortis l'un après l'autre respectivement en 1962 et 1964. Partant de sujets sombres et complexes, la pédophilie et la guerre nucléaire, Kubrick réalise deux grandes comédies (bien que Lolita soit plus dramatique que comique sous certains aspects): ou comment le rire découle de la gravité.


Docteur Folamour est un film avant-tout porté par Peter Sellers: l'acteur britannique est le seul avec Kirk Douglas à avoir joué dans plusieurs films de Kubrick puisque auparavant, et déjà brillamment, dans Lolita, et surtout joue plusieurs rôles dans le même film. Ce véritable jeu de masques et de doubles, déjà encore une fois présent dans Lolita, est central au long-métrage: l'humour émane de l'uniformité de ces politiciens, véritables pions sur le grand échiquier de la géopolitique, comme lorsque le président américain téléphone le russe, puisque Sellers interprète tout à la fois le président américain, le colonel anglais, et le scientifique nazi.


Ainsi, dans la valse de la course à l'armement, tout se confond pour laisser ressortir une absurdité totale: les hommes politiques, la paix et la guerre (ce plan mémorable où un conflit se déroule devant un panneau promouvant la paix dans le monde), l'autorité et les enfantillages (le colonel Jack D. Ripper qui se barricade persuadé d'avoir découvert un complot communiste). Le caractère purement oxymorique de cette «guerre froide» apparaît alors: faire durer la paix par la menace de la guerre.


Là où Les Sentiers de la Gloire constataient l'horreur des tranchées, un brasier où les obus fusent, Docteur Folamour s'engouffre dans l'absurdité des bureaux, où se chamaillent les hommes, dans des rapports de force où se mêlent responsabilités et masculinités toxiques. Après tout, Ripper (qui rappelle le tueur Jack l'éventreur, «the ripper»), ce personnage grotesque s'il en est, parle bien d'un complot autour des «fluides corporels», et amenant impuissance sexuelle, et Freud verrait des centaines de symboles phalliques dans ces deux heures, entre les cigares et armes de Ripper, et la bombe finale chevauché par le commandant « T.J ″King″ Kong». Le côté primitif de l'homme, évoquant le futur 2001 et ses singes, ressort ainsi dans l'obsession du pouvoir et de la guerre, jusqu'aux situations les plus improbables : «Gentlemen, you can't fight in here! This is the war room!» Summum de la farce humaine de Kubrick, la scène de bataille finale de tarte à la crème, coupée au montage, qui ancre définitivement le film dans un burlesque total.


Kubrick parvient alors à faire sortir d'une situation aussi terrible un rire authentique, de l'humour dans sa définition la plus pure: une faculté à dégager les caractères insolites de la vie, et à se détacher avec esprit des situations les plus macabres. Cependant, Docteur Folamour reste bien proche du style kubrickien tel qu'on le conçoit généralement, et même de son prochain film, 2001: l'Odyssée de l'Espace, sorti 4 ans plus tard: la sobriété de la mise en scène ainsi que le fameux décor de la «salle de guerre» de Ken Adam, dont l'architecture brutaliste marquera les premiers James Bond et leurs nombreux repaires de méchants, insufflent dans le récit cinématographique une vraie frigidité, un malaise qui touche au caractère oppressant de ces jeux de pouvoirs.


Après-tout, n'oublions pas que, finalement, à la place de cette bataille de tartes, le film s'achève par une séquence aussi comique qu'horrifique, une séquence d'holocauste nucléaire, accompagnée par We'll Meet Again de Vera Lynn: véritable variation sinistre et satirique de la valse de la station spatiale de 2001, où le tragique rencontre le trivial, où le métaphysique atteint la futilité de l'Homme.


(Critique écrite dans le cadre de la ressortie du film à la Filmothèque du Quartier Latin: https://www.lafilmotheque.fr/articles/profession-reporter/)

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le 4 févr. 2022

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