Le monde du documentaire se divise en deux catégories : les documentaires journalistiques, fades, superficiels et codés du début à la fin; et les FILMS documentaires, du cinéma osé, qui tente aussi bien de capter le réel que de mettre à l'épreuve nos cinq sens, en usant de tous les outils du cinéma.

Dans cette catégorie de films, on trouve De humani corporis fabrica, un film franco-suisse sorti en 2023. Il s'agit d'une immersion dans le monde de la chirurgie dans les hôpitaux, ayant pour but d'utiliser tout le potentiel des caméras endoscopiques (celles qu'on place au bout d'un tube dans un corps lors d'une opération chirurgicale). Il ne s'agit pas uniquement de plans tournés dans des corps, mais aussi des scènes dans les couloirs des hôpitaix, auprès des patients et des infirmiers.


Je vais être franc avec vous, ce qui m'a poussé à regarder ce film à la base n'était qu'une curiosité macabre. Fan de cinéma gore et du rapport corps humain/caméra, c'était surtout les plans intérieurs qui m'intéressaient. Et je n'ai pas été déçu.

J'avais déjà vu des vidéos filmées à l'endoscope, mais ce film pousse les limites encore plus loin. La qualité des images est saisissante, voir des organes, de la peau et des parois gluantes relève plus de la fascination poétique que de la jouissance gore. Après tout, il n'y a rien d'amusant à retirer une tumeur. Mais là, ce sont des formes, des lignes et des couleurs, et sans connaissance en chirurgie, il est parfois difficile de savoir où nous sommes emméné, jusqu'à ce que la caméra sorte de la chair pour nous offrir une bouffée d'air frais.

Sans musique, sans montage rapide, on finit vite par accepter ce qui nous est montré. Les premiers plans peuvent faire froncer du nez, mais le dégoût fait vite place à une hypnose qui nous empêche de retirer nos yeux de l'écran.

Certaines scènes sont marquantes par leur absence de montage et leur nettété. Dans le cinéma traditionnel, on a tendance à masquer l'abominable, mais ici, rien ne nous est épargné. On voit tout et on entend tout. Je serai tenter de dire que c'est surréaliste d'entendre des chirurgiens discuter le bout de gras autour de morceaux de viande humaine, et pourtant, ce n'est que trop réel.


Ce qui rend le film si fort, c'est grâce à la place de la caméra. Non seulement les plans dans les corps ne sont pas coupés (ce qui donne naissance à des moments à couper le souffle, quand la caméra remonte jusqu'à sortir du corps), mais les images tournées hors des opérations sont tout aussi persistantes, si ce n'est même plus.

Le principe de "fly on the wall" consiste à avoir une caméra voyeuse et sans coupure dans l'environnement. À de nombreuses reprises, elle filme des personnes et des lieux sans qu'il n'y ait de nécessité autre qu'atmospéhérique et psychologique. Que ce soit les vigiles qui déambulent dans les sous-sol, les thantaopractreurs qui font leur besogne en écoutant NRJ, ou des patients qui deviennent lentement séniles, tout est montré une fois de plus, et sans gêne. C'est presque étonnant que les sujets filmés ne se plaignent pas plus souvent de la présence du caméraman.


Pour ce qui est de la forme, vous l'avez compris, le but est de tout capter de manière presque désabusée, dans une idée anti-sensationaliste, qui choque par sa banalité.

Pour ce qui est du fond, c'est autre chose.

Ce n'est pas un banal documentaire sur la profession d'infirmier, non. Il n'y a pas vraiment de personnage, de développement, la caméra nous embarque et nous force à tout voir d'un oeil de touriste. Je ne connais rien en médecine, et je doute que le but premier du film soit d'apprendre comment réparer une colonne vertébrale tordue au spectateur. Derrière les images peu ragoutantes, il y a l'envie de montrer la réalité d'une profession. Être chirurgien à l'hôpital du Bicêtre, ce n'est pas jouer dans Grey's Anatomy. Il y a des engueulades, des moments de mou, du stress à gérer, tout en ayant les mains dans des viscères. C'est presque gênant de voir ces gens travailler sans qu'ils n'aient un rôle ou une mise en avant.

Mais je doute que cette volonté soit de l'humanisme pur. Ce n'est pas une pub pour une marque d'endoscope ni même pour promouvoir les métiers hospitaliers. Il y a un goût amer qui se dégage des infirmiers et chirurgiens. Leur banalité, leur manque de compassion et d'émotions lors de leur besogne. Ils enfilent des tubes dans le sexe d'un mec inconscient, et la seule chose qui les préoccupe c'est de se prendre le chou sur le taux de chômage. Et que dire de cette fin, avec une fresque immense où le personnel d'un hôpital est caricaturé en angelots dans une partouze entre squelettes et êtres de chair au forme disproportionnées. Ne me dites pas que ça a été filmé pour être pris au sérieux ?!


C'est pour moi le seul vrai défaut du film : son propos. Est-on dans la critique ? La bienveillance (il y a des moments d'espoir plutôt beaux) ? Les arts visuels ? L'ironie provocatrice ? Un peu dans tout à la fois, mais de manière plutôt mal dosée. La contemplation c'est sympa, mais il y a des moments ou ça s'avère ennuyeux, surtout quand la matière organique indiscible est plus intéressante que celle dotée d'une conscience.


En un mot comme en cent, De humani corporis fabrica est une expérience très particulière. Balayant la bêtise des films gores et affichant un bon gros majeur aux documentaires sensationnalistes télévisés, c'est une oeuvre marquante. Ce n'est pas vraiment une "incroyable aventure intérieure" comme nous le promet l'affiche, loin de là, mais ça reste très intéressant. Bien sûr, visuellement parlant, mais d'un point de vue philosophique, c'est unique de voir un film au goût doux-amer qui alterne entre la déshumanisation des câbles et des seringues, et la joie purement humaine d'une naissance.

Arthur-Dunwich
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le 14 févr. 2024

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