Crépuscule de gloire
D'un être, ou d'une chose,
elle est ce que l'on voit.
Et si par une on peut être trompé
il en est d'autres que l'on peut sauver.
C'est quand même merveilleux d'être surpris, agréablement surpris j'entends ! Parfois on jette son dévolu sur un film comme ça, prit au hasard, pour lequel on n'attend rien d'autre que de passer un bon petit moment de cinéma ; au pire, on aura perdu notre temps, au mieux, on aura gagné quelques souvenirs.
Et c'est là que The Last Command se présente à moi.
De ce film, j'en ai entendu parler comme étant celui qui permit à Emil Jannings d'être le premier acteur à décrocher l'Oscar suprême. Bon, voilà une belle distinction mais qui me fait une belle jambe car cela fait bien longtemps que j'ai appris à me méfier de ce type de décoration, notamment venant d'Hollywood. Mais malgré tout, je me suis laissé tenter car cette péloche provient d'une époque qui est loin d'être dégueu en matière de cinéma – la fin du muet nous a quand même offert des chefs-d'œuvre tels que Sunrise, The Crowd ou encore The General...
The Last Command avait tout pour n'être qu'un modeste drame comme Hollywood en raffole tant. On nous annonce une histoire inspirée d'un fait réel, donc une histoire vraie qui va facilement faire pleurer dans les chaumières. Tout serait parti d'une anecdote de Lubitsch qui aurait croisé un ancien général de l'armée impériale russe qui venait cachetonner à Hollywood. À partir de cette intrigue embryonnaire digne des plus grands scénarios de Luc Besson, Sternberg va en tirer un drame humain d'une grande justesse, accouplé à un regard cynique envers l'industrie du cinéma qui va venir questionner le spectateur sur le pouvoir des apparences. Le grand talent du cinéaste est de nous montrer ses personnages à différents moments de leur vie et de nous faire découvrir les Hommes qui se cachent derrière les postures.
Ainsi, lorsque l'on fait connaissance avec Dolgorucki, on ne voit en lui qu'un vieillard presque sénile, parkinsonien, qui vient piteusement glaner quelques pièces en faisant de la figuration dans un film hollywoodien. Mais cette image de grande faiblesse, physique comme psychologique, est effroyablement trompeuse. Ce personnage est en fait un grand homme. Grâce à un long flash-back, on découvre sa vie d'antan, faîte de gloire et d'honneur. Il fut un illustre général de l'armée russe, cousin du Tsar... bref, le genre de gars qui en impose ! Mais surtout, grâce à ses responsabilités, on va savoir quel genre de type il est vraiment. On découvre alors un bonhomme incroyablement charismatique, un guerrier valeureux qui ne veut pas sacrifier inutilement ses hommes, mais on devine également un être sensible et romantique. C'est à travers le masque de la fonction que se révèle la vraie nature humaine semble nous dire Sternberg. On peut élaborer le même constat en regardant la belle Natacha, qui redevient garce uniquement pour sauver l'homme qu'elle aime, et même en observant le personnage incarné par Powell dont le métier de cinéaste finit par révéler sa noblesse.
Seulement cette lucidité, cette faculté de voir les êtres comme ils sont, n'est pas permise par le cinéma hollywoodien. Car là-bas, plus qu'ailleurs, tout sonne faux (les barbes, les costumes, les valeurs) et tout n'est qu'illusion. C'est avec une pointe d'ironie que le film s'ouvre sur un carton rappelant l'univers magique des studios de cinéma avant de nous faire entrapercevoir, un peu plus tard, un envers du décor plus "militaire" et beaucoup moins "romantique" : les figurants sont traités comme du bétail, entassés comme de vulgaires troufions attendant leur paquetage pour aller au casse-pipe. Comme dans l'armée, Hollywood est peuplé de petits chefs qui n'hésitent pas à humilier celui qui est au bas de l'échelle... Sternberg donne une vraie ampleur à sa démonstration en s'appuyant sur une mise en scène ingénieuse – le travelling arrière final qui permet une belle mise en abyme du monde du cinoche est véritablement brillant- et sur un esthétisme finement inspiré du néoréalisme allemand. À côté de cela, Jannings est admirable dans un personnage qui fait écho à celui qu'il incarna, quelques années auparavant, dans Le dernier des hommes de Murnau. Un rôle qui lui permit d'être le premier lauréat de l'Oscar du meilleur acteur mais cela, au regard de la qualité du film, semble tout à fait anecdotique.