Conann
6.6
Conann

Film de Bertrand Mandico (2023)

Dans la vie de cinéphile de chacun, il arrive toujours un moment où un long-métrage vient nous frapper en plein cœur, où une œuvre qu’on voit vient nous mettre dans tous nos états quitte à venir chambouler notre objectivité, d’autant plus quand l’attente envers cette-dite œuvre était assez modérée. Dans mon cas précis, j’avoue avoir une certaine affection pour Betrand Mandico, dont j’ai su apprécier et déguster ses Garçons Sauvage comme son Paradis Sale, bien que ces films ne soient pas non plus gravé a nauseam dans ma mémoire. Pourtant le goût qui en restant, quelque en soit la qualité de l’expérience, c’était d’être face à des œuvres uniques, des films qui me sortaient de ma zone de confort narrative pour me mettre devant un spectacle à la fois visuel et sensoriel, en même temps simple dans le déroulé brut de son histoire mais bénéficiant de fonds fourmillants de matière autant thématique que scénaristique. Du coup, sachant de quoi était artistiquement capable Beber, je me disait qu’une déconstruction du mythe du barbare éponyme, Conan, c’était du pain béni à des expérimentations visuelles toujours aussi poussées malgré un scripte sûrement en deçà du reste. Le résultat était bien au-delà de mes espérance, malgré certains bruits de couloir parlant d’un aboutissement inattendu pour son metteur en scène, Conann, j’ai passé ma séance en état d’extase, complètement halluciné par ce que je voyais, et à la sortie, une seule chose me venait à l’esprit, l’ardent désir d’en parler le plus possible, de partager cette expérience au maximum de personnes sans pour autant savoir comme m’y prendre.

J’ai vu Conann il y a 5 mois maintenant, et poser des mots sur ce monstrueux projet me fait frétiller, autant que je l’appréhende. Car comme décrit plus haut, Conann c’est le genre de film devant lequel j’ai perdu plus ou moins toute objectivité, et qui s’est résolument placé, sans effort, tout en haut de mon top de l’année, sans réel concurrent que je considérerai un minimum à la hauteur. Cependant je suis conscient que simplement répéter, en changeant la formulation, des « c’est génialissime » ne convaincra pas grand monde à dépenser ses quelques deniers dans le visionnage de ce bijoux. Car avant d’avoir envie de découvrir le film du jour, peut-être que vous allez vouloir vous hâter à découvrir plus en profondeur la carrière de Beber, et je peux affirmer que son dernier long-métrage est sûrement l’une de ses meilleure porte d’entrée, bien que je n’ai pas forcé outre mesure sur ses nombreux courts-métrages. Cependant je tient à avertir ceux s’y étant déjà frotté et espérant revigorer un désamour envers le style du bonhomme, mais Conann ne sera sûrement pas un film pour vous, et s’il peut autant permettre de découvrir le style de Mandico qu’enterrer toute envie de creuser sa filmographie, c’est avant car ce long-métrage est un réel best-of du monsieur. Ce processus se concrétise d’abord dans la forme, avec cette épopée empreinte de vengeance mais surtout de féminité, absolument pas dans un délire inclusif voire wokiste, mais car Beber s’intéresse profondément au désir féminin, à cette féminité, cette représentation du corps face à la sexualité, la violence, la dépravation autant que la beauté. Bref, l’utilisation du nom de Conan est à la fois un manière de provoquer les moins alertes, ainsi que de plastiquement réétudier le roman du même nom, même si l’œuvre de Robert E. Howard semble avoir été « légèrement » réinterprétée. Une réinterprétation qui va défigurer le mythe originel du barbare, qui devient dès lors le centre de « l’intrigue » de Conann, car sans spoiler, à part voir cette dernière être assassinée par son futur pour renaître à un âge plus avancé, l’histoire pure et dure n’est pas des plus intéressante, et est même une simple boucle servant à la thématique principal de Conann : la question de la barbarie, dans toute sa violence, son ressentiment de vengeance, de parcours initiatique, et j’en passe. Attention le film ne brode pas autour d’un point de départ prometteur, mais ce qu’on pense être une quête pleine de rebondissements, de personnages au développement en trois acte et j’en passe, tout ça est très rapidement balayé par le réalisateur qui souhaite avant tout transporter son spectateur et le faire évoluer plutôt qu’offrir un traitement aussi banal à son univers. C’est un raisonnement sur le papier un peu galvaudé mais c’est surtout un sentiment qui m’a traversé durant toute la durée du long-métrage, où les rapports entre ces personnages, les décors, leurs costumes, les couleurs, tout était disposé minutieusement afin de venir offrir un spectacle littéralement saisissant, qui plus que de ne pas laisser indifférent, est directement venu me parler plutôt que de passer par des cases sommes toutes plus attendues.


Un sentiment qui ne sera, du moins j’en doute, partagé par peu de spectateurs, mais qui vient faire selon moi référence à ce que je disait plus-haut, la sensation inexplicable en premier lieu qu’une œuvre parfois somme toute banale vienne nous tordre les tripes d’un coup, par surprise et sans crier gare. Je n’ai de cesse d’avoir eu de la fascination pour ce « spectacle » comme il est si bien dit au tout début de cette odyssée, la sensation de ne pas pouvoir cligner des yeux sans retirer une grande partie du plaisir de l’expérience. Voilà le mot, Conann est viscéral, autant dans ce qu’il raconte que ce qu’il provoque, et c’est pourquoi il ne laissera que très peu de personnes indifférentes. Dès le début le réalisateur brise à la fois toutes les conventions mais parvient pourtant à saisir et maintenir notre suspension d’incrédulité, et créer une norme nouvelle, limite insoupçonnée qui m’a personnellement fait accepter toutes les fantaisies de Bertrand Mandico au sein de ces 1h50. Car ce dernier reste toujours dans le girond de ses thèmes, comme une carotte qui viendrait nous appâter, et surtout car en ne cherchant jamais à rationaliser tout ce qu’il montre. Ce qu’il montre justement, c’est plus qu’une vision de l’enfer, une odyssée mythologique qui ne dit pas son nom, qui enchaîne les épreuves, les moments de bravoure ou de rage, c’est une retranscription infernal de la caractérisation et l’évolution de Conann à travers les âge. Que ce soit son rapport à sa puissance, mais surtout à son statut, dont elle cherche toujours une incarnation encore plus flamboyante, sans regrets aucun. Mais au-delà de ce qui reste être une interprétation somme toute personnelle, c’est aussi là que Mandico y implémente tout le best-of de son cinéma, où toutes ses maximes visuelles et thématiques viennent s’implanter à l’ambition de départ que j’ai exposé plus tôt. En bref, Conann c’est avant tout sensuel, queer, dépravant et sans concession, c’est un voyage dans le plus tendre et le plus pervers de l’humain, dans ses visuels, ses personnages, dont le dégoût que certains peuvent provoquer est rapidement éludé dans une sorte fascination par moment presque morbide. C’est sûrement comme ça du moins, que j’ai réussit à passer les dialogues et le jeu d’acteur servis par Beber, ultra théâtral, pour ne pas dire très ampoulé et surréaliste, mais qui m’a donné la sensation de vivre un pur trip du début à la fin. Même si pour ma part, ces dialogues viennent comme la cerise sur le gâteau de nombreuses séquences, elles viennent donner du grain à moudre dans les relations entre les personnages et surtout dans la noirceur, la sensualité ou la violence qui se dégage du long-métrage ; jusqu’au propos final que j’exposerai dans le dernier paragraphe. Puis bien que je comprenne que ce point puisse faire criser les moins réceptifs, pour moi cela vient en total cohérence avec la forme et le fond de Conann, une ballade hallucinée où toutes les folies sont permises, mises sur pellicule, et balancées sans tergiversions au spectateur, qui restera fasciné ou alors en marge du bazar.

Conann je vous rassure, ça n’est pas juste du what the fuck sur pellicule, du n’importe quoi assumé, ou de la simple belle image, Mandico assemble pour moi avant tout ces univers afin d’intensifier les émotions qu’il souhaite montrer, donner un terrain de jeu incongru à des sentiments qui sur le papier le sont tout autant. A vrai dire c’est cependant peut-être le point qui m’a le plus déçu, du moins du peu que j’ai été déçu. Pour moi Conann ne réussit pas complètement à provoquer d’autres sentiments plus forts que celui de la fascination, le rire et l’ironie sont toujours présents lors de certaines séquences jubilatoires, le drame et autres noirceurs plus pesantes sont aussi de la partie mais ne m’ont pas autant pris sur le vif qu’espéré, et enfin, la part pourtant presque omniprésente de sensualité est presque absente de ce film, alors qu’elle prend une grande partie de la troisième vie de Conann. En fait quand on sait de quoi Mandico est capable, j’ai vraiment eu la sentiment qu’il s’était, sur ce point, à moitié foulé, et les scènes qui devraient le plus m’enivrer ne m’ont pas fait vivre grand-chose. Mais vraiment c’est bien la seule chose d’un tant soit peu négatif que je pourrai retenir contre Conann, qui pour moi, réussit tout ce qu’il entreprend à tous les autres niveaux. On connaît déjà le talent qu’à Beber pour nous pondre des décors et costumes surréalistes autant dans leur concept théorique et pratique que leur utilisation dans la mise en scène (afin de donner du grain à moudre au fond notamment), et ici, au sein de ces 6 vies, il ne fait pas dans la demi-mesure. Chaque vie, chaque époque, chaque thème même, presque tout justifie une nouvelle bouffée d’esthétisme clinquante, flamboyante, mais pas des plus lisse, qui fait autant appel à des références culturelles qu’aux précédentes œuvres du réalisateur ; dès lors certains moment deviennent encore plus jouissif, on se met à voir venir là où Mandico veut nous emmener, et derrière l’excitation il y a bon nombres d’espoirs comblés. D’autant plus que malgré que la prémisse puisse faire craindre un relent de lassitude, l’incroyable diversité d’ambiances et de lieux servis par Conann sont en plus agrémentés par un mélanges d’autres techniques plus ou moins voyantes, le noir et blanc et la couleur, le stroboscope, l’eau, les miroirs et reflets, les flashs d’appareils photos, les reflets, les objets lumineux, les particules, les textures, jusqu’à la musique et autres coiffures, tout est millimétré pour offrir des images somptueuses, et qui, en utilisant des techniques simples, mais dont leur utilisation est totalement époustouflante. Plus dans le savoir-faire que la démesure technique, c’est bien dans cette case que peut être rangé Conann, qui avec ses ambiances sonores là aussi clinquantes, des bruitages à la bande (non-)originale, mais surtout son travail visuel remplis d’idées simples mais maîtrisées à la quasi perfection, qui stimulent le regard et l’âme de bout en bout.


Du moins, comme je l’ai précisé plus haut, ce n’est pas de l’image sans tessiture, sans enrobage ou autre profondeur, c’est avant tout de l’image viscérale que vient nous proposer Mandico, qui repousse les limites de son art, le cinéma, mais aussi de ses propres conventions. Dès le début, on pense avoir tout vu, mais à chaque il a réussit à me surprendre, à repousser encore un peu plus les limites qu’il apposait à la violence et à cette gloire vengeresse, qui stimule la première moitié avant de simplement parler… de la vie. Du passage à l’âge adulte, à la vieillesse, à la nostalgie, il y a une sorte d’amertume qui ressort de toutes ces incarnations, qui finissent presque stoïques face aux folies de plus en plus improbables jusqu’à un dîner qu’on pourrait qualifier de complet et qui repousse encore un peu plus notre rapport envers ce personnage complexe et la question de la mort. Pour autant le film ne tombe jamais dans le théorique, et garde une approche très (certains diront trop) visuelle, quitte à creuser des grands écarts entre des plans ultra-sophistiqués et d’autres d’un kitsch en apparence dépassé mais au charme total. Et c’est sûrement de là que provient l’amertume qui pèse sur les épaules de Conann, cette facticité qui nous apparaît en tant qu’art, de cinéma, mais qui vient de se transposer à sa vie, dont les éloges infernaux deviennent presque lassant, sans conséquence, comme le montre un plan-séquence amorçant l’avant-dernière incarnation qui sera filmée. Au final, c’est en repensant au film que je me suis rendu compte, qu’au-delà du bordel jubilatoire qu’il était, c’était avant tout une œuvre dense, bien moins simple que d’apparence, et qui continuera d’en hanter beaucoup après la projection. Comme le fait Rainer, indubitablement le meilleur personnage de l’année, d’une classe incomparable, autant dans sa représentation physique que son attitude, rien à redire, et sa manie de prendre en photo, littéralement, d’immortaliser le récit, vient encore plus appuyer son rôle crucial dans la montée ascendante de Conann, qui provoquera sa légende mais aussi son dédain ; littéralement sa meilleure ennemie, l’arbitre qui se délecte de ce récit, autant qu’il est l’instigateur du jeu. Je commence peut-être à m’embourber, et je ‘excuse si je n’ai pas été clair sur tous les points, mais si je devais rapidement conclure cet ultime point, pour moi Conann, c’est du jamais vu, mais très littéralement une œuvre qui marquera pour moi un avant et un après. A coup sûr pour son réalisateur, qui après avoir adapté ses fantaisies au format long en 2018, et qui vient de proposer l’apothéose de son style et de sa grammaire, du malaise instinctif devant un tel charabia, avant l’hypnose face à cet effort technique indéniable et quasiment inégalable. Aussi sûrement pour le cinéma français, car après des Règnes Animal, Mars Express et j’en passe, 2023 aura aussi été l’année où le cinéma de genre français pouvait être ultra ambitieux tout en restant dans une marge significative. Enfin et je m’avance sûrement, pour le cinéma, et c’est en tout cas le sentiment que j’ai traversé à la sortie de ma séance, que le film allait marquer quiconque allait poser ses yeux devant, qu’il allait redéfinir pour beaucoup leur vision du cinéma, de la manière de raconter une histoire, de la vivre surtout. Suis-je trop jeune et immature pour avoir de telles pensées ? L’avenir me répondra sûrement oui, mais quoiqu’il en soit, pour le moment, ce film je n’ai qu’une hâte, c’est de le revoir, de revivre ce moment intense, unique, riche et complètement indéfinissable (bien que j’ai essayé au gré de ces 3 pages sur word) que reste le meilleur film de l’année : Conann

Bertrand Mandico est un grand malade mental, et j’espère qu’il va le rester encore longtemps, c’est insensé de produire un tel film, et ça devrait être impensable d’imaginer le concrétiser. Sauf que Mandico, car il y est allé à fond, car il a cru du début à la fin en son projet, car il concrétise des années de carrière à améliorer son style, car il donne un fond puissant à une forme totalement jubilatoire, car il fait avant tout du cinéma qui fait chahuter l’âme de qui que ce soit, il a réussit son pari. Sauf que d’habitude, son pari consistait à offrir une œuvre singulière et qui corresponde à sa personnalité, là il vient de pondre un monument, une œuvre démente dont on ne ressort pas indifférent, qui mettre à la porte ses moins sensibles spectateurs, et qui enlacera ses plus réceptifs, pour ce qui reste l’expérience la plus démente de l’année. Des idées insensées mais furieusement cinématographiques, qui sont venues secouer et fasciner le cinéphile et l'homme que je suis de la première à la toute dernière seconde, par une idée, une réussite, un risque, bref, du très grand art.

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le 29 nov. 2023

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