Œuvre obscure perdue dans une filmographie difficile d'accès, Cœur de verre a tout du film facilement détestable. Que veut nous dire Herzog avec ce récit inspiré du folklore bavarois (avec Hias, le berger extralucide) ? Que peut signifier ce film à l'intrigue étique, à la narration morcelée et au rythme parfois plus que laborieux ? Exercice de style ou simple délire visuel ? Difficile à dire en effet, à moins qu'il ne s'agisse tout simplement de la nouvelle lubie d'un cinéaste irrévocablement iconoclaste : les acteurs auraient été hypnotisés pour les besoins du tournage, tous sauf l'interprète du berger et les souffleurs de verre.
Seulement, le cinéphile habitué aux coups d'éclat du Bavarois sait, depuis longtemps, qu'il faut se méfier des apparences : un bateau sort de son milieu naturel pour gravir une colline ou trôner en haut d'un arbre, une voiture tourne en rond au milieu d'un cortège de nains hystériques... si l'extraordinaire existe chez Herzog, il n'est jamais gratuit et tend à nous questionner sur notre rapport à l'ordinaire, à la réalité, au monde tout simplement : ne pas voir au-delà des apparences, c'est resté prisonnier de son environnement (le village), de sa condition, de ses propres obsessions (le secret du verre-rubis), sans anticiper le danger qui s'annonce (l'incendie de la verrerie) ; ne pas voir au-delà des apparences, c'est croire que le monde est plat et que rien n'existe au-delà de l'horizon. Ce qui, vous en conviendrez, est le meilleur moyen de ne jamais dépasser ses propres limites.
Le plus fascinant, sans doute, chez Herzog demeure la cohérence intellectuelle de son œuvre, le lien tacite qui se noue de film en film et qui finit par former le fil directeur d'une réflexion existentialiste des plus passionnantes. Cœur de verre prolonge ainsi Kaspar Hauser et amorce des films tels que La ballade de Bruno ou Nosferatu. Deux figures émergent ici : Hias, le clairvoyant, et le maître de la verrerie, celui qui est aveuglé par son obsession. Entre eux deux se joue notre rapport au monde ou au réel.
Le maître de la verrerie est un personnage remarquable, qui reprend une figure mythique chez Herzog, celle du "fou", dont les prochaines déclinaisons se nommeront Aguirre et surtout Nosferatu. Visuellement, d'ailleurs, notre homme à tout du vampire et le cinéaste ne va pas se priver pour multiplier les allusions au personnage immortalisé à l'écran par Murnau : décors gothiques, silhouette longiligne, teint blafard, peur du soleil, attirance pour le sang. On appréciera par ailleurs l'utilisation judicieuse de la couleur rouge, qui évoque aussi bien le sang que l'obsession, c'est elle qui accompagne la déraison de ces êtres envoûtés par la beauté du verre-rubis (le maître, la servante...), c'est elle également qui souligne le désir de possession, la volonté de l'Homme de posséder et de détruire son environnement. La métaphore est subtile et pose les bases de ses futurs documentaires.
Celui de Hias, le berger extralucide, est sans doute le plus intéressant : il est, à l'instar des Kaspar Hauser, Bruno ou Woyzeck, celui qui voit le monde tel qu'il est, sans les lunettes déformantes héritées de la société. Cette distinction est immédiatement suggérée lorsque nous le rencontrons pour la première fois, puisqu'il est assis, dans un pré, observant des vaches dans la brume... Face au troupeau, et au comportement moutonnier qu'il engendre, il oppose une grande acuité qui lui permet de s'extraire du brouillard et de voir le monde "différemment". Herzog nous l'indique clairement, avec plus ou moins de réussite, à travers ses choix esthétiques et de mise en scène.
Reconnaissons-le, visuellement le film est remarquable et se rapproche ouvertement de l'expérience sensorielle, avec cette vision de la nature "déformée", exaltée, magnifiée, par la photographie de Jörg Schmidt-Reitwein (très belle utilisation de la lumière naturelle et des éclairages à la bougie) et les sonorités hypnotiques de Popol Vuh : l'eau tournoie inlassablement, les cascades jaillissent des montagnes, les mers de nuages recouvrent la terre, la nature exalte sa beauté, tandis que les hommes sont inertes, passifs et insignifiants.
L'autre élément marquant de Cœur de verre demeure cette fameuse mise sous hypnose des différents acteurs. À travers cette technique, Herzog réussit parfaitement à illustrer l'idée d'hommes coupés du reste du monde, déconnectés de la réalité, tâtonnant, marmonnant, ne voyant des choses que leur évidence première (la couleur rouge du verre-rubis). Mais il faut reconnaître que la méthode à ses limites et irrite parfois, par sa lenteur, par ses dialogues éreintants, par l'incompréhension bien souvent suscitée. Cœur de verre est un film remarquable par bien des aspects, Herzogien en diable, mais qui peine à dépasser le simple exercice de style, un peu comme Les nains aussi ont commencé petits.
On retiendra surtout cette expérience sensorielle qui nous permet de percevoir le monde différemment, l'élément naturel certes, mais également les êtres humains, comme Pauline, la jeune femme handicapée, sœur cinématographique des freaks d'Herzog (Kaspar, les nains, les aveugles de Pays du silence et de l'obscurité...). Cœur de verre est une invitation à voir au-delà des apparences, à distinguer la vie qui s'anime et que l'on peut modeler comme ce verre en fusion (superbe scène des maîtres verriers) ; c'est une incitation à la prise de conscience, celle de la finalité de la vie et du monde, afin de commencer réellement à vivre : quitter le troupeau, repousser ses propres horizons et voir, peut-être, dans un vol d'oiseaux l'espoir d'un ailleurs possible.