On assiste, sans doute, avec Cochons et cuirassés à la naissance de Shohei Imamura en tant que cinéaste, avec l'affirmation d'un style contestataire et rageur, critique et cynique, lorgnant aussi bien du côté du documentaire que du réalisme social. Fer de lance d'une Nouvelle Vague naissante, il poursuit le travail effectué par Kobayashi (Rivière Noire) et surtout Kurosawa (L'Ange Ivre) en réalisant le portrait sans concessions du Japon d'après-guerre. Mixant adroitement les genres (satire sociale, films de gangsters...), il concentre son attention sur les liens pernicieux s'établissant entre l'occupant et l'occupé, fustigeant avant tout le comportement des Japonais qui sont prêts à toutes les compromissions en échange des douces faveurs de l'oncle Sam.

Il ne faut pas attendre longtemps pour juger de son talent et de l'impertinence du propos. Dès les premières secondes, en effet, la caméra nous invites à un spectacle peu commun en introduisant, par le biais d'un remarquable plan-séquence, la ville de Yokosuka tout en faisant correspondre la gloriole avec l'immoral, l'ordre à la décadence, la vision d'une base US avec celle beaucoup moins honorable de GI's envahissant les bas-fonds et ses bordels. Ce qui est intéressant ici, c'est qu'Imamura installe non seulement son ton irrévérencieux mais également son regard d'entomologiste porté sur cette fourmilière humaine :

-le focus se fait sur certains spécimens, forcément hauts en couleurs car symptomatiques d'une société malade : un chef souffreteux et suicidaire, des voyous bas du front ou encore une mère de famille cupide et amorale.

-le mouvement plongeant annonce l'inéluctable déchéance : au fur et à mesure que nous progressons dans les entrailles urbaines, on assiste à l'étiolement des valeurs traditionnelles et à l’avènement de la décadence. Pour quelques billets, on offre ses propres enfants aux riches américains, on va même jusqu'à exploiter les cochons nourris avec les restes de la base US !

Si elle paraît quelque peu évidente, la métaphore animalière utilisée n'en demeure pas moins sacrément impertinente. Assimilés à des cochons, les Japonais ne sont plus que des êtres passifs, lovés dans la fange et soumis à des désirs irrépressibles (sexuel, vénal). Comme il le fera par la suite à de nombreuses reprises (Le Pornographe, La femme insecte, L'anguille, etc.), Imamura a le bon goût de conduire sa métaphore filée par un remarquable sens de la mise en images : les paroles élogieuses d'un enfant, à l'égard du Japon, se transforment ainsi en sarcasme accusateur lorsque survient l'image de cochons ficelés ; l'attitude hideuse des soldats, à l'encontre d'une Japonaise, précède avec ironie la vue d'un avion triomphant ; et de la même manière, les victimes des yakuzas servent de repas aux cochons, avant que ces derniers ne finissent dans les assiettes...

C'est d'ailleurs l'homme, plus que la femme, qui s'attire les foudres du cinéaste, comme l'atteste cette superbe séquence nocturne durant laquelle les cochons envahissent la ville et prennent les places occupées habituellement par le mâle nippon. Ce dernier, à force de brader l'ordre ancien et de piétiner la morale, ne vaut pas plus qu'un porc, l'absolution lui est donc impossible. Ainsi, contrairement au gangster tuberculeux de l'Ange Ivre, le yakuza de Cochon et cuirassé n'est qu'un malade de piètre envergure (ses radios ont été confondu avec celles d'un autre) et un samouraï défaillant, incapable de réaliser le hara-kiri. Il n'y a rien d'honorable chez lui, c'est un simple pantin qui ne mérite pas mieux que nos railleries (la publicité pour une assurance-vie que l'on perçoit lors de la tentative de suicide...).

La ville est à son image, vile et décadente, animale et mesquine. C'est ce que la mise en scène sous-entend brillamment avec ce chaos qui tend à se généraliser au fur et à mesure que le récit se déroule : les corps tombent, tout le temps, d'ivresse, de honte ou douleur ; les ruelles se vident, tout le temps, tandis que les maisons closes dégueulent d'outrance... la caméra, quant à elle, dans un sursaut pudique, finit par tourbillonner afin de nous épargner la conclusion tragique d'un viol collectif.

À cet environnement urbain, sale et corrompu, s'oppose la misère des mansardes où vivent Kinta et Haruko. Les deux amoureux vont symboliser une jeunesse sacrifiée pour qui l'avenir ne s'annonce guère radieux, entre taf asservissant et voyoucratie triomphante. Mais le salut de l'homme passe sans doute par la femme nous dit Imamura en faisant de Haruko l'emblème des femmes fortes. C'est elle qui va permettre à Kinta de s'extraire de la fange dans une très belle séquence où les hauteurs deviennent synonymes de liberté. Une liberté qui sera également revendiquée lors de l'ultime scène, lorsqu'une simple marche à contre-courant se transformera en acte militant.

Procol-Harum
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le 2 mars 2023

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