Avec le film-culte, proposé par trois garnements (et leurs copains, et leurs familles), on voit bien, surtout en ces temps de politiquement très correct et de production hexagonale assez misérable, avec le retour à peine masqué de dame censure, l'importance, le rôle essentiel toujours joué par la Belgique, toujours en avance en matière de délire, de surréalisme, de provocation absolue et joyeuse.

La Belgique et Bruxelles ont joué un rôle essentiel et constant dans l'aventure surréaliste. Et on ne le sait pas toujours. Qui connaît Achille Chavée, écrivain surréaliste essentiel ? C'est encore plus frappant pour la peinture. Certes on évoque volontiers Magritte ou Paul Delvaux, mais ce n'est que la partie immergée, quasi classique, d'un iceberg énorme - Félicien Rops, Antoine Wiertz, ou le grand James Ensor, précurseur définitif du surréalisme. aux oeuvres encore plus insensées que leurs vies.
Pour le fun, puisqu'on a décidé de flâner du côté de Bruxelles, les représentations de trois oeuvres de Rops (Pornocrates), Wiertz (Outrage d'une femme belge) et Ensor (Squelettes se disputant un hareng-saur, le seul jeu de mots du titre est déjà plus que parlant). Qui a donc parlé de provocation, de démesure, de mauvais goût et de délire ?

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bc/F%C3%A9licien_Rops_-_Pornokrat%C3%A8s_-_1878_%282%29.jpg
http://www.bc.edu/bc_org/avp/cas/fnart/art/19th/belgian/wiertz014.jpg
http://observatoirenationaldukitsch.over-blog.com/article-13981718.html

Aujourd'hui la tradition se perpétue, relayée parfois (plus pour longtemps) par les médias - avec les exploits médiatisés de l'entarteur, mais avec aussi nombre de trublions, tous liés, moins médiatisés et d'une radicalité absolue, comme le terrible Jan Bucquoy (auteur de plusieurs films à la qualité peut-être discutable mais d'une provocation sans limites), écrivain, auteur de BD et provocateur éternel. Il y a peut-être un hommage discret à Jan Bucquoy dans C'est arrivé ... lorsqu'au coin d'une conversation parfaitement creuse Ben (Benoit Poelvoorde) et son grand-père évoquent la vente de slips d'une célébrité (Bucquoy avait fondé le Musée éphémère du slip).

Les auteurs de C'est arrivé ... s'inscrivent directement dans cette mouvance - et Benoit Poelvoorde, par-delà son succès commercial ultérieur est toujours resté très fidèle à ces origines-là (Bucquoy avait même envisagé de lui confier le rôle de Tintin, pour une version iconoclaste jamais tournée). Et leurs influences sur les derniers fauteurs de troubles de Canal + (ils ne sont plus nombreux) est aussi évidente que revendiquée par tous.

Bref. La conception même de C'est arrivé ... confirme le caractère très novateur du projet , en trois essais pour le moins originaux :

- le portrait d'un serial killer, en mode cynique absolu, les atrocités les plus atroces filmées sous l'angle le plus cru, mais aussi le plus atrocement drôle possible ... On retrouve ainsi la grande tradition de l'humour noir, ou plutôt sa version déconnante de l'humour bête et méchant, breveté par l'illustre professeur Choron et les éditions du Square (un second rôle du film, celui du malade alité, chantant et déféquant, évoque d'ailleurs le professeur scandaleux, silhouette et voix confondues) ;

- l'idée, belle mise en abyme des médias, de filmer en direct, avec une équipe de tournage réduite mais complète, tous les crimes du psychopathe qui se met ainsi en scène et oeuvre donc en direct pour le spectateur - pour nous;

- l'alternance constante entre les meurtres et la vie ordinaire du tueur, entre famille, amis, sorties très avinées et temps de réflexions "très profondes", sur la technique du crime mais aussi sur la vie (!!!), imposées à ses collaborateurs et au spectateur ...

On pourrait en multiplier les exemples : de la démonstration mathématique relative au lestage d'un cadavre qu'on veut immerger à partir de la densité des corps (ceux des vieux aux os très poreux, des nains, bien plus denses ...) à la découverte d'un veilleur de nuit noir (quelle traîtrise ! mais alors pourquoi l'avoir affublé d'un uniforme jaune ?), de ses élucubrations grotesques sur la relation femme - homme (entre portes qui s'ouvrent et petites graines ...) à ses théories architecturales qui méritent bien une citation :

- ... la première chose qui te saute aux yeux ... les briques ... c'est des briques rouges ... et le rouge, c'est la couleur du sang, c'est la couleur des indiens, c'est la couleur de la violence ...alors que le fléau de notre société, et tout le monde s'accorde à le dire, c'est la violence, y vont te foutre des briques rouges ... mais le rouge, c'est aussi la couleur du vin ... et qui dit vin, dit pots de vin ... parce que tout ça, c'est magouilles et compagnie ...

Et tout est à l'avenant.

Les limites du film, qui peuvent paraître évidentes, surtout aujourd'hui, sont d'abord celle d'une oeuvre dont le ressort essentiel est la provocation - dont l'impact diminue forcément avec le temps (ainsi le journal Hara-Kiri, déjà évoqué,a-t-il disparu lorsque tous les jeunes ont commencé à parler comme ses auteurs, la création d'une nouvelle "norme" signifie aussi la disparition proche). Ces limites apparaissent d'autant plus que les premières scènes sont presque trop fortes, trop réussies - et que l'ensemble finit donc par s'essouffler, par tourner un peu en rond et fait ressortir aussi le manque de moyens (même si les garnements sont malins - le montage n'est pas du tout bâclé, et l'image en caméra portée, même portée rapidement, est tout sauf amateur). Il reste la progression dans l'horrible, avec notamment la scène de viol, très crade et très glauque, la tentative plus marquée, pas très réussie, de lier davantage le récit, de le faire avancer (hôpital, tribunal, prison, guerre de gangs), d'intégrer les techniciens (preneurs d'images et de sons) dans l'exécution des crimes et toujours quelques scènes jubilatoires comme celle des cocktails dits du petit Gregory (et le jeu de cons qui suit) ou l'insertion d'une scène familiale dans les scènes de crime, très saisissante.

Benoit Poelvoorde, totalement débutant, expérimente un mode de jeu halluciné, assez magistral - avec logorrhée impossible à stopper, surjeu outrancier de bateleur - mais aussi temps de pause prolongés, masques de fatigue ou de tension, souvent plus qu'inquiétants. Il se lâche, aux limites de la folie, presque à se mettre en danger. Il est à lui seul l'affiche et le professionnalisme d'une entreprise collective dont il multiplie considérablement l'impact et à laquelle il ôte tout aspect potache.

Aujourd'hui ce vent de provocation venu du Nord me semble assez salutaire.
pphf

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