Bon, d’emblée, le titre est un peu racoleur : j’aime beaucoup le cinéma français et de nombreux films et de cinéastes français méritent plus de considération que l’on leur donne. Et le cinéma français – je parle du cinéma dit d’auteur – sait faire beaucoup de choses : au risque d’uniformiser un cinéma qui est divers et qui est mérite la nuance (mais je ne prends pas le temps de nuancer parce que ce n’est finalement pas tellement le sujet), je dirais que les cinéastes français sont bons pour explorer avec beaucoup de précision, mais aussi de modestie, la complexité d’une situation, d’une relation, d’un affect. (Serge Daney expliquait que le cinéma français est faible dans le spectaculaire mais qu’il est fort pour raconter une expérience, pour raconter une existence.) Cela donne des films intelligents (ou intellectuels ?), justes, touchants pour certains, ou chiants et poseurs pour d’autres.
Mais un film comme Burning démontre, par contraste, les limites d’un cinéma qui ne sait pas être magistral. Magistral, au sens propre : Burning, qui donne une leçon, qui cloue sur place, est un film devant lequel on s’incline, une sorte de perfection à laquelle il n’y a rien à ajouter.
Il n’y a rien à ajouter à un film qui a quelque chose à dire et sait le dire, qui maîtrise son idée et sa forme, qui s’impose tranquillement par sa puissance et sa subtilité, par sa force poétique et politique.
Que dire de la beauté du film, qui possède le sens du contemplatif que semblent partager les cinéastes coréens ? Gloser sur la beauté d’une scène, c’est prendre le risque de lui être infidèle, alors j’évoquerais seulement deux images qui m’ont particulièrement impressionné (au sens photographique et au sens figuré) : le moment du crépuscule, où l’on sent le soleil se coucher ; et les moments d’incendie dans la nuit – le feu fascine, le feu effraie, et le feu est surtout cinématographique.
La force politique du film est davantage objet à commentaire, en restant tout aussi admirable, en partie parce qu’elle puise dans sa beauté et sa poésie au lieu de les mettre de côté comme ont tendance à le faire des films qui existent pour véhiculer un message, les « films à thèse », toujours un peu ennuyeux lorsqu’ils prononcent lourdement des déclarations et condamnations difficilement critiquables tant l’intention est louable. La contemplation, la beauté, et plus simplement, l’image, n’empêche pas la démonstration politique.
Ainsi, le discours sur les classes sociales coréenne n’est pas didactique : il n’est pas verbalisé que la Corée du Sud est un pays où les inégalités socio-économiques se creusent, où les perspectives d’épanouissement des plus pauvres sont limitées (dans un film, une telle verbalisation ennuie) mais cela est exprimé, par exemple avec l’opposition entre Jong-soo et Ben. Le premier semble ne pas savoir quoi faire de son corps, est hésitant et voûté, alors que le second transpire la confiance, la maîtrise et le charme : ces deux praxis corporelles signalent une opposition immédiate et évidente. Pas besoin d’en dire plus (presque pas besoin de lire les sous-titre), la compréhension de ce rapport de force est visuelle.
Le film établit d’autres constats sur la société coréenne, de la solitude des jeunes les plus précaires (Jong-soo ne croise pas grand-monde) à l’impunité des puissants. Ce discours s’appuie à l’image du feu, qui déploie un imaginaire riche permettant l’expression métaphorique de plusieurs idées : le feu fascine Jong-soo (le pauvre), mais c’est Ben (le riche) qui le maîtrise ; la maîtrise du feu incarne le pouvoir de son maître sur les autres. Cette image du feu permet même de multiplier les lectures du film : une lecture psychologique (le feu comme processus d’attraction-répulsion), une lecture sociale (dans le film, le feu peut représenter des rapports de force), une lecture primordiale, archaïque (le feu comme un cadeau des dieux aux hommes élus)…
A propos de lectures différentes, je me suis demandé si une large partie du film n’était pas le fantasme, la rêverie de Jong-soo. En effet, le film file la métaphore du feu à partir du moment où Jong-soo s’assoupit dans la chambre de Hae-mi ; et c’est à partir de ce moment que plane un sentiment d’irréel (et où le film tend vers la contemplation). Cette lecture ne supprime pas la force politique du film puisque s’il s’agit d’un fantasme de Jong-soo, celui-ci dit bien sa manière de comprendre son monde : le fantasme pervers d’un monde où les puissants jouissent et détruisent.
Le film inspire donc différentes lectures à différents spectateurs, et tant mieux : c’est un film ouvert à l’interprétation qui exige du spectateur une mise à disposition de ses sens et qui demeure heureusement toujours un peu insaisissable.