Plus que cet appétit évident pour le film noir ou le film d’enquête ou cette tragédie fraternelle, contaminés par le poids violent d’un père désormais mort, c’est l’ambiance du film qui m’a en premier lieu emporté, perturbé, angoissé, cette bichromie rouge et noir, cet étouffant bowling en sous-sol – si suffocant que lorsqu’on en sort, on semble débarqué dans une ruelle, sous un pont – et cette atmosphère de chasse, appartement de chasseur, matériels de chasseur, trophées de chasse (un décor néocolonial archi flippant, je rentre jamais là-dedans) chien de chasse, fils de chasseur, association de chasseurs, militante anti-chasse, qui fait que c’est absolument partout, terrifiant comme dans La traque, de Serge Leroy.


Cette angoisse culminera dans une séquence collective de réunion annuelle des chasseurs avec projections de films amateurs sur leurs safaris sanglants et mises à mort de crocodile et de lion. Terrifiante vision d’horreur que je ne suis pas prêt d’oublier d’autant qu’elle est vécue à travers le regard de ce garçon, qui parait aussi terrifié que nous, alors qu’on le voyait tuer une femme, sauvagement et impunément quelques temps plus tôt.


Bowling Saturne est un film très étrange, coupé en deux, deux regards, puisqu’il s’intéresse plus à un frère qu’à l’autre suivant la partie, et que si la première constitue un crescendo assez déstabilisant vers une violence qu’on ne voit pas venir (un truc insoutenable, vraiment) la seconde est paradoxalement plus linéaire et impénétrable. Le film est bizarre jusque dans ses moindres recoins, jusque dans son point de départ (la mort d’un père, l’héritage d’un bowling), jusque dans sa construction (déployé autour de cette ellipse d’un mois), jusque sur le visage d’Achille Reggiani (fils de la cinéaste) véritable révélation terrifiante, jusque dans ce prénom que le garçon, pourtant clairement le plus rejeté des deux, partage avec le père.


Pas facile d’être ému par la trajectoire de ses deux frères, Armand & Guillaume, volontiers antipathiques, mais une fascination pointe plus le film avance, déployant une douleur sourde – incroyable scène sur la tombe du père, avec cette racine récalcitrante que Guillaume s’entête d’arracher – et une démence prédatrice mais aussi dans ces morceaux de décors inquiétants (ce tuyau de gravats) et un cauchemar si tenace qu’on attend à la fois tout et plus rien, tant le film nous a liquéfié deux heures durant, avec un meurtre au mitan, qui crée un vertige qui n’est pas sans rappeler celui de Psychose.


J’aurais adoré faire l’expérience de ce film en salle. Ou pas du tout, tant il me met affreusement mal à l’aise en permanence. Mais j’aime l’idée du film gravitant autour d’un lieu, qui semble pas mal animer Mazuy, ici avec le bowling, dans Paul Sanchez avec le rocher de Roquebrune. C’est un pur film d’horreur, mais sans l’attirail parfois jubilatoire du genre. Il ne reste qu’une masse sombre, cauchemardesque, quasi postapocalyptique, en somme.


Et j’aime l’idée que le film ne bascule jamais dans une psychologie attendue : ces deux frères ont un passé, une blessure, il y a probablement le poids du père, l’absence de la mère, mais on ne saura rien de plus que ce que nous offrent ce bowling, cet appartement et le comportement pas si éloigné de ces deux frangins, héritier et bâtard, à priori aux antipodes. Cette retrouvaille malade, qui n’engendre qu’une sauvagerie absurde repliée sur elle-même (un garçon tue quand son frère découvre les cadavres) se marie habilement avec l’atmosphère du film, lugubre étalage de virilité et de violence, cadenassées ou explosives.

JanosValuska
7
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le 16 mai 2023

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