On attend toujours de grandes choses de Patricia Mazuy, l'une des vraies autrices d'un cinéma français qui connaît une indiscutable pénurie d'artistes majeurs depuis quelques années. Et on sort parfois un peu déçu de ses films - sauf du précédent, Paul Sanchez est revenu !, extraordinaire - car on regrette plus encore chez elle les quelques scories qui empêchent l’un de ses films d'être totalement magistral.

Ici, dans cette histoire écrite par Patricia et son habituel complice Yves Thomas, pour répondre à une commande d'un « vrai » film noir - sans ces effets de mélange de genres qui sont souvent la (très belle) signature de l'autrice -, c'est la cohérence du scénario qui pèche par instants : trop de coïncidences, un peu de facilités pour faire avancer l’intrigue, bref des défauts mineurs mais empêchent la satisfaction complète du spectateur.

Bowling Saturne raconte l’histoire de deux demi-frères, Armand (Achille Reggiani, au jeu profondément perturbant), qui vit une existence marginale, et Guillaume (l’acteur belge Arieh Worthalter), flic en pleine ascension professionnelle, qui ont été séparés du fait du rejet par leur père commun du bâtard Armand. Ils se retrouvent à la mort de leur père, quand le bowling de celui-ci revient à Guillaume, qui en confie la gestion à Armand. Mais le comportement de celui-ci va s’avérer de plus en plus inquiétant…

Rentrer dans Bowling Saturne s’avère difficile, les deux personnages masculins qui occupent l’écran la plupart du temps ne dégageant aucune sympathie : pire, et c’est là à mettre au crédit de l’interprétation habitée de Reggiani, Armand provoque en nous une indéniable répulsion. On est loin donc des principes empathiques du cinéma « traditionnel », et ce d’autant que les choix des décors (soigneusement composés et baignés de lumière rouge et d’obscurité), de musique (un rock / metal sombre et dérangeant) et surtout de mise en scène (comme toujours chez Mazuy, la grosse force du film) semblent nous engloutir peu à peu dans une tragédie asphyxiante.

Et puis il y a cette fameuse (ou qui le deviendra…) scène de violence où l’on assiste, médusés, à la métamorphose d’Eros en Thanatos, comme rarement on l’a vue traduite à l’écran. Elle est insoutenable, à la fois par son réalisme, mais également par sa charge de sexualité et de goût pour la destruction. Heureusement, Bowling Saturne, dont on se met à craindre la conclusion, ne reviendra pas là-dessus, ce qui ne veut pas dire que sa conclusion soit un aimable happy end hollywoodien, bien au contraire.

On peut évidemment pointer que le propos de Patricia Mazuy ressemble à une dénonciation sans équivoque de la masculinité la plus toxique, qui se matérialise ici à travers le rituel barbare de la chasse (« amis » chasseurs, n’allez pas voir ce film, il y a de grandes chances pour que vous sortiez avant la fin…), et semble se transmettre de père en fils, comme une malédiction à la quelle on ne peut pas plus échapper qu’on ne peut arracher la mauvaise herbe qui pousse sur la tombe du père.

On peut aussi penser que Mazuy vise plus haut, bien plus haut qu’une « simple » dénonciation à la #MeToo : en offrant à Bowling Saturne une forme de tragédie familiale « classique » (entendez grecque), en montrant que finalement, Armand et Guillaume sont deux faces de la même pièce, elle élève son film bien au-dessus des polémiques à la mode.

Rude, profondément éprouvant, Bowling Saturne est un film qu’il convient de conseiller aux personnes capables d’en affronter l’expérience, et ensuite… de vivre avec. Soit la marque, on l’a dit, d’une grande réalisatrice.

[Critique écrite en 2022]

Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/10/30/bowling-saturne-de-patricia-mazuy-la-nuit-des-chasseurs/

EricDebarnot
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 30 oct. 2022

Critique lue 502 fois

10 j'aime

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 502 fois

10

D'autres avis sur Bowling Saturne

Bowling Saturne
Moizi
9

Le péché originel

Patricia Mazuy est une réalisatrice sur qui il faut compter et son Bowling Saturne ne déroge pas à la règle et est sans doute son meilleur film (dans ce que j'ai vu). Déjà il faut souligner...

le 1 févr. 2023

16 j'aime

2

Bowling Saturne
William_lee
3

Le lion qui cache la forêt

Tout le film est axé autour d'une scène malaisante, brutale, qui montre frontalement une violence masculine insupportable malheureusement bien trop réelle. Le problème du film, contrairement à ce que...

le 12 nov. 2022

10 j'aime

2

Bowling Saturne
EricDebarnot
7

La Nuit des Chasseurs

On attend toujours de grandes choses de Patricia Mazuy, l'une des vraies autrices d'un cinéma français qui connaît une indiscutable pénurie d'artistes majeurs depuis quelques années. Et on sort...

le 30 oct. 2022

10 j'aime

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

150

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

104

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

185 j'aime

25