[Critique à lire après avoir vu le film]

Pour toucher la prime insulaire, pour tenter aussi de repartir d'un nouveau pied avec son mari Djibril, Mélissa a accepté un poste de surveillante dans une prison corse, à Borgo. Plus spécifiquement dans le quartier 2, une prison "ouverte" où les détenus peuvent circuler librement d'une salle à l'autre. Uniquement des Blancs, issus de clans divers mais qui, par un accord tacite, vivent en paix côté à côte. Du moins tant qu'ils sont entre quatre murs : dehors, la loi de la jungle reprend ses droits. Le très justement inquiet Rossi l'apprendra à ses dépens.

Polar, étude sociologique de la Corse, film d'engrenage, portrait intime d'une femme, documentaire sur les prisons, Borgo navigue entre ces eaux. L'ensemble est assez bien ficelé, même si tous ces sujets sont inégalement traités. Détaillons.

Le polar

Deux mafieux se sont fait flinguer à l'aéroport d'Ajaccio. C'est par là que le film s'ouvre. Un classique visionnage des images de vidéosurveillance, avec les ralentis qui vont bien, permet de repérer le tueur, un "continental" hélas inconnu des services de police. Le commissaire, incarné par le très flegmatique Michel Fau, classerait bien l'affaire puisque ce ne sont jamais que des voyous qui font le ménage entre eux ! Mais le juge ne l'entend pas de cette oreille : il le lui fait savoir d'un ton sec qui est un autre poncif du genre (vraiment, les juges parlent ainsi aux commissaires dans la vraie vie ?). Le téléphone portable d'une maman filmant sa fille va apporter le coup de pouce décisif permettant de remonter jusqu'à Mélissa.

Habilement, Stéphane Demoustier mêle cette affaire policière à la vie de son héroïne, mélangeant les temporalités puisque tout ce qui a trait à cette dernière précède le meurtre. Un montage alterné nous permet de suivre les deux histoires parallèlement, l’une régressant l’autre progressant, jusqu'à ce que les deux se rejoignent. Indéniablement une force du film.

En suivant sur les images de vidéosurveillance la jeune femme au tee-shirt rouge, le commissaire et son enquêteur constatent qu'elle fait la bise à Rossi. Une façon de le désigner au tueur qui ne le connaît pas puisqu'aucune photo du chef de gang n'existe. Hum... ça semble gros tant il est facile de photographier quelqu'un aujourd'hui sans qu'il s'en rende compte, mais Demoustier a une parade toute prête : son film est inspiré de faits réels. En tout cas, il faut un visage inconnu de la police locale pour identifier l'homme à abattre. Pas moyen de trouver une petite main (au besoin une femme) pour faire le job, obligation de recruter une surveillante de prison ? Admettons encore.

Quoiqu'il en soit, Mélissa se fait pincer, ce qui nous vaut peut-être le meilleur du film : l'interrogatoire concomitant de Mélissa et de Djibril pour essayer de traquer des contradictions entre les deux réponses. La scène est d'une belle sécheresse, notamment l'interrogatoire de Djibril, cadrant au plus près le visage de l'excellent Moussa Mansaly. Comme souvent là encore, nos héros vont s'en sortir (la police a une fois de plus les oreilles qui sifflent), et ce malgré la fragilité de la thèse de Mélissa : elle était venue à l'aéroport pour chercher son mari, alors qu'on ne la voit pas du tout affolée mais plutôt attendant l'arrivée d'un vol. Puisqu'on ne retrouve pas l'argent du contrat que Mélissa a planqué dans le vélo de sa fille, les deux sont relâchés et peuvent retourner sur le "continent", riches et soulagés de quitter cette terre de sauvages - les Corses aussi ont des acouphènes.

Sociologie de la Corse

Là, Stéphane Demoustier y va à la truelle. Tous les clichés y passent. Le nationalisme (Mélissa est accueillie par un "détends-toi, t'es plus en France ici"), le plastiquage des voitures (celle de la directrice qui a eu le tort de vouloir mettre au pas le sacrosaint quartier n°2), le machisme viril de la population locale (il faut voir le paternalisme insupportable de toutes ces petits caïds envers notre héroïne), les paillotes (le temps d'une soirée dansante et alcoolisée en bord de mer), le racisme (puisque Djibril est noir, on accroche des bananes à sa porte), la loi de la jungle imposée par les mafias (depuis la prison bien sûr, c'est encore mieux), la religiosité encore vivace (but de la scène dans une chapelle, où l'un des malfrats vient prier), la magouille comme règle de vie (tout se règle en sous-main), les big boss dans leur gros VUS qui donnent des ordres sans se mouiller et distribuent les biftons. Même les polyphonies corses, tiens : les détenus remercient leur "matone" qui les fournit en cigarettes en entamant, en langue vernaculaire, un étonnamment juste Mélissa. Peut-être tous ces malfrats ont-ils fait le conservatoire ?

Au passage, on glisse un message sur l'état de violence de la société, avec la remarque du commissaire sur le tueur qui s'éloigne calmement après avoir flingué le duo : "autrefois, ils se mettaient au moins à courir".

Bien sûr, dans tous les poncifs il y a du vrai, souvent même beaucoup de vrai. Toute la question est de savoir si le cinéma se donne pour but de bousculer le spectateur dans ses idées reçues ou de les confirmer. Pas sûr que Stéphane Demoustier se soit posé la question...

Film d'engrenage

Ce genre dont les frères Dardenne se sont fait une spécialité (cf. Le gamin au vélo, L'enfant, etc.) met généralement en scène un héros au départ plein de bonnes intentions qui, de fil en aiguille, se trouve pris dans la mécanique du crime. Par où le ver s'est-il ici introduit dans le fruit ? Saveriu, un jeune détenu que Mélissa a connu jadis à Fleury-Mérogis, lui rend un service sans qu'elle ait rien demandé : le voisin qui la harcelait se fait remonter les bretelles, contraint de s'excuser comme un petit garçon. Plus tard, la place en CAT menuiserie convoitée par notre homme se libère miraculeusement. A partir de là, l'astucieux jeune délinquant va, une fois sorti, demander un service en retour : puisque Rossi a eu une permission, il faudrait que la matone indique son jour de sortie. Ce qu'elle va accepter de faire, ayant sympathisé avec la bande via une séance de tir à l'arme automatique. Zut, Rossi sort plus tôt, Mélissa se fait donc rabrouer par ladite bande. Plutôt que de les envoyer paître (après tout, elle ne leur doit rien), elle va chercher à se rattraper en fournissant l'heure d'arrivée de Rossi à l'aéroport. Tout cela est déjà beaucoup, mais pas assez pour satisfaire le jeune Saveriu à la gueule d'ange qui a besoin, semble-t-il, de se racheter. Mélissa va donc carrément accepter de donner le baiser de Judas à l'homme à abattre. Et ce, bien qu'elle sache qu'elle condamne aussi son copain venu l'accueillir, auquel elle s'était pourtant attachée au point de lui fournir un ventilateur puis de l'emmener à l'infirmerie.

Tout film d'engrenage repose sur la solidité de ses rouages. Ceux de Borgo s'avèrent bien fragiles : j'ai eu beaucoup de peine à trouver crédible que Mélissa prenne de tels risques pour les beaux yeux du jeune Savieru. Sa psychologie est d'ailleurs mal définie : par moments elle semble droite dans ses bottes, à d'autres elle vacille un peu trop facilement. Par exemple, elle demande à Savieru de la voussoyer mais passe rapidement au tutoiement quelques scènes plus tard, allant même jusqu'à lui confier ses problèmes personnels. Si elle ne sait pas résister à toute une série de demandes insistantes, elle se montre forte face à son voisin ou aux flics qui la poussent dans ses retranchements. Globalement, c'est plutôt la faiblesse qui domine, ce qui rend le sujet bien moins passionnant : qu'une personne ayant des difficultés à dire non se retrouve à collaborer avec des détenus, quoi d'étonnant ?

Portrait d'une femme

On l'a dit, tout part du mauvais accueil réservé par le quartier à la petite famille qui vient de s'y installer. Officiellement parce que leur chien aboie ou parce que la petite fille a emprunté un vélo, en réalité parce que Djibril est noir. Mais Mélissa est prête à affronter l'adversité pour l'homme qu'elle aime.

Là aussi, l'argument est faiblard. Je n'ai jamais senti d'amour dans ce couple. Pire, Mélissa se montre sans cesse condescendante vis-à-vis du pauvre Djibril qui a le tort de ne pas ramener d'argent à la maison. Quelques problèmes de crédibilité se posent également : les deux enfants ont le teint bien clair pour avoir un père aussi noir de peau, et ils l'appellent non pas "papa" mais Djibril, au point que je me suis demandé si les deux enfants n'étaient pas nés d'une union précédente. Mais rien n'accrédite cette thèse dans le film. Un mystère assez inutile, puisque très annexe par rapport au propos principal.

On comprend qu'à travers son portrait de femme, Demoustier a voulu dénoncer un racisme latent. Outre la banalité du message, le dispositif tient mal : faute d'avoir soigné la crédibilité de son personnage, Stéphane Demoustier le réduit à un prétexte scénaristique.

Mélissa le répète : il s'agit de prendre un "nouveau départ", mais rien n'est dit sur les difficultés de la vie d'avant. Sans doute liées au racisme, au montant des loyers en Ile de France aussi. Au bout du compte, le couple n'est pas assez soudé pour que le "on était en train d'y arriver" de la jeune femme fasse sens.

Il y a enfin l'échappée problématique à la paillote. Outre qu'elle nous inflige ce cliché du cinéma contemporain qu'est la scène de danse avec gros lourdingues qui draguent tout ce qui a un cul et des seins (mais pourquoi les cinéastes français aiment-ils tant ça ?), on a une nouvelle fois du mal à croire qu'une surveillante fricote avec une bande de marlous. Heureusement on ne la verra pas se faire violer après avoir abusé de la bouteille, mais c'était pas loin. De retour chez elle, la voilà soupçonnée par son homme. Mélissa, métisse d’Ibiza qui a des seins tout pointus, a toujours sa vertu, mais Djibril ne peut pas y croire. Il quitte le domicile conjugal à moto, ce qui permettra de justifier le coup de fil que lui donne Mélissa à l’aéroport. La scène de dispute est assez ratée, insuffisamment incarnée, à l’image de la relation amoureuse.

Docu sur la prison

Le versant documentaire est plutôt une force du film. On sent la pression qui s'exerce sur la jeune femme sans qu'elle explose réellement. On comprend le doigté que nécessite probablement la gestion d'une telle population : lorsque la directrice, dont on a plastiqué le véhicule, veut punir tout l'établissement, le personnel proteste, le remède risquant de se révéler pire que le mal. On s'étonne de découvrir tous les détenus les poches pleines de biftons. On apprend que la prison de femmes c'est encore pire que celle des hommes - plutôt contre-intuitif pour le coup.

Malheureusement, tout cela est filmé de façon assez convenue. Cinéastes français, arrêtez avec la caméra à l'épaule tout le temps ! On est bien en peine de dégoter un seul plan intéressant dans ce Borgo. D'autres marqueurs de banalité viennent alourdir le bilan : scènes dans l'habitacle d'une voiture (le plus souvent peu cinégéniques), musique extra diégétique décorative et sans personnalité signée du vétéran Philippe Sarde.

* * *

Si l'ensemble n'est pas honteux, par un certain suspense bien entretenu notamment, je n'ai jamais trouvé le joyau de mise en scène décrit par Le masque et la plume. Par ailleurs, le film pose finalement assez peu de questions, au contraire du précédent opus de Stéphane Demoustier, La fille au bracelet, qui était de surcroît réalisé avec davantage de partis pris formels. Globalement, une déception.

Concluons malgré tout sur une note positive. Beaucoup aimé la seule réplique drôle du film. Alors que Mélissa demande au flic qui libère son mari bourré de ne pas se mêler de sa vie privée, elle lui lance "je ne vous demande pas comment ça se passe avec votre femme", l'autre répond "je n'en ai pas", et Mélissa conclut par un savoureux "tant mieux pour elle !". Rien à voir avec le ton du film le reste du temps, certes, mais toujours bon à prendre. Possible que cette saillie soit tout ce qui me reste du film...

6,5

Jduvi
6
Écrit par

Créée

le 1 mai 2024

Critique lue 24 fois

Jduvi

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