Dans l’imaginaire collectif, le Brésil se résume aux bikinis de Rio de Janeiro, aux tensions armées dans les favelas, et à la figure du latino lover. Dans les productions récentes du pays, La Cité de Dieu (2002), Troupe d’Elite (2007) et la filmographie de Walter Salles sont parmi les plus cités. Mais dans sa part de réalité et de fantasme, cette vision est centrée sur le Sudeste, région riche et blanche de par son immigration européenne, qui ne donne à voir qu’une infime fraction de ce pays grand 15 fois comme la France. Dès 2016 avec Aquarius, Kleber Mendonça Filho s’est employé à montrer les luttes invisibles d’un peuple fier et pugnace. Dans la situation politique actuelle, il déplace sa caméra dans la région plus pauvre et méconnue du Nordeste pour Bacurau, où il projette une fable politique décomplexée à l’ère de Bolsonaro.

Dès son ouverture, Bacurau décrypte ce rapport complexe entre le Nordeste et le Sudeste, s’intéressant aux rituels d’un peuple qui se partage un vaste territoire sans avoir la même appréhension du monde et de ses vicissitudes. À travers le village de Bacurau se lit alors une triste métaphore : il ne figure sur aucune carte routière, ne reçoit aucun signal téléphonique, et manque cruellement d’eau potable, gracieuseté d’un maire en réélection aux méthodes dignes du pire démagogue.

Ce microcosme de fierté, de solidarité et de pauvreté s’anime à la mort d’une matriarche, prétexte pour mettre en présence les principales figures de ce drame aux accents quasi documentaires, glissant peu à peu dans la fantaisie futuriste (les drones ressemblent à des soucoupes volantes du cinéma paranoïaque des années 1950) jusqu’à l’ultime bain de sang à faire frémir Tarantino. Car la résistance s’organise face au clan ennemi qui prendra du temps à se dévoiler (dirigé par l’unique Udo Kier, dont la seule présence rehausse le degré d’étrangeté), symbole d’un impérialisme yankee de mèche avec les autorités politiques locales – ça, ce n’est pas de la science-fiction…

Immédiatement, le film nous renvoie à l’univers de Sergio Leone, étirant le temps afin de faire naître la tension, le malaise, préparant ainsi malicieusement le spectateur à des montées d’adrénaline des plus jouissives (cercueil débordant littéralement d’eau, cavalcade nocturne...). C’est de cette manière, plus généralement, que les réalisateurs abordent l’anticipation allégorique, révélant son background au compte-gouttes et ravivant le souvenir d’une SF fonctionnant à l’économie (à l'instar du Mad Max de George Miller). Opaque dans un premier temps, ce Brésil dystopique soulève de nombreuses questions. Que s’est-il passé pour que l’état se retrouve dans cette situation ? Quel type de système en est à la tête ? Elles resteront, pour la plupart, sans réponse (seul un extrait d’un JT aperçu à la télévision fait état d’exécutions publiques) mais ne manquent pas de faire échos à la situation politique actuelle du pays, bien que le film ait été tourné avant l’élection de Bolsonaro. Ainsi, cette communauté renfermée sur elle-même (semblables aux premiers pionniers américains) disposant pourtant de tous les outils ouvrant au monde extérieur (internet, téléphone…) semble vivre en autarcie, créant ses propres lois, ses propres rites (comme cette scène de funérailles en début de métrage). Si Aquarius était un film sur une héroïne se battant seule contre tous, Bacurau renvoie aux Bruits de Recife par son caractère choral et sa multiplication de personnage (certains acteurs fidèles du réalisateur répondent encore présents, au milieu de nouveaux venus). De ce barde, accompagnant chaque événement à la guitare, à ces figures de hors-la-loi vénérées au travers de vidéos Youtube racoleuses, montées et bruitées (un « Wilhelm Scream » à l’effet comique se fait même entendre sur l’une d’elle), tout l’univers tend à renvoyer aux mythes des bâtisseurs du Far West.

Seulement, loin de singer les gimmicks et lieux communs des genres qu’ils abordent, les réalisateurs en saisissent au contraire toute leur essence subversive. Il se nourrissent de tout un pan du cinéma d’exploitation allant de la SF paranoïaque des 50’s (le générique d’introduction et ses cartons, les drones au design kitsch de soucoupes volantes) à l’anticipation des années 80, John Carpenter en tête (le look du hors la loi Lunga évoquant New York 1997). De Sam Peckinpah, ils puisent toute la sève nihiliste et les poussées de violence graphique, du maître Leone, la fascination pour les « gueules » filmées en gros plans tandis que les transitions en volets évoquent les serials des années 40. Loin de copier sagement des codes hérités de leurs aînés, ils s’en amusent, en pervertissent la nature même, à l’image de cette scène d’attaque au cœur du village où les assaillants sont montrés à l’écran alors que leurs victimes restent invisibles, inversant le rapport de force et les conventions acquises depuis Assaut (voire son influence principale, Rio Bravo d’Howard Hawks). La mise en scène du carnage annoncé, d'ailleurs, fait sens puisque chaque arme définit son propriétaire, chaque arme renvoie à une icône cinématographique : la Winchester à canon scié chère au Steve McQueen d’Au Nom de la loi, la mitraillette Thompson des gangsters interprétés par James Cagney ou des mythiques Bonnie and Clyde, etc. Des références principalement américaines qui viennent mettre en lumière l'état d'une culture profondément influencée par le pays de l'Oncle Sam. Centrés autour de la place de la violence dans la société (les armes à feu, question centrale des mœurs états-uniennes) et de ses représentations à l’écran, ces nombreux clins d’œil sont une manière de se méfier de l’impérialisme tout en assumant l’influence que celui-ci a pu avoir sur la culture populaire (jamais dénigrée par les réalisateurs) et l’inconscient collectif.

Sous le couvert de la fantaisie débridée, des coups de fusil, des bagarres musclées, et des parenthèses anthropologiques, cette chronique a le mérite de disséquer également un présent incertain. Celui d’un immense pays, le Brésil, force économique de l’Amérique du Sud, dirigé en ce moment par un homme prêt à défier la science, et le gros bon sens, pour satisfaire ses ambitions personnelles, mais ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. La grande force du film repose justement sur cette capacité à construire un récit suffisamment ouvert pour qu’il parvienne non pas à dénoncer une situation bien précise, mais plutôt à mettre à nu un type de dynamique inhumaine suffisamment généralisé pour que chacun y reconnaisse des cas spécifiques propres à son milieu de vie.

Créée

le 10 avr. 2024

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Procol Harum

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