Indéniablement certains sujets, pour être convenablement traités, nécessitent un savoir-faire que peu sont capables de produire. Réaliser un documentaire au plus près des SDF, comme a pu le faire Claus Drexel avec Au bord du monde, en les filmant au long court, en s'immergeant dans leur quotidien, tout en montrant cette ville qui s'efforce de les oublier, est un exercice délicat qui demande des trésors de finesse pour éviter les écueils les plus prévisibles, comme le misérabilisme, le lieu commun ou le moralisme facile. Ici, la démarche entreprise est d'autant plus périlleuse que le parti pris esthétique (milieu urbain nocturne filmé en format scope) peut s'avérer obscène et réduire à néant les meilleures intentions du monde. Fort heureusement il n'en sera rien, Au bord du monde réussissant même l'exploit de transformer ses faiblesses supposées en atout majeur, mettant en lumière les habituels invisibles avec suffisamment de sincérité pour finir par interpeller celui qui se trouve en hors champ, le citoyen lambda !
« Dans la rue, les gens ne deviennent pas fous, ils disparaissent ».
Et s'ils disparaissent à nos yeux, c'est parce que le monde dans lequel nous vivons ne leur accorde aucun rôle, aucune place, aucune estime. Tout le challenge, alors, sera de nous faire voir ce monde parallèle qui semble se soustraire continuellement à notre regard, ce monde de la nuit que l'on fuit en fermant les yeux, ce monde de la marge dans lequel l'autre tient sa place d'exclu, loin de la foule, du bruit, de la folie quotidienne de nos existences.
Sans artifices ni volonté de travestir l'image, en usant simplement de plans fixes soigneusement étudiés, d'une mise en scène forcément orientée, Claus Drexel et Sylvain Leser filment le Paris nocturne comme un décor de fiction remplit de lumière, de couleurs, de lignes ou de perspectives, ils font du milieu urbain un immense théâtre dans lequel les sans-abri prennent place au centre de la scène, au cœur de notre champ de vision. Si le recours à la beauté de Paris, au « cliché » de la Ville lumière, pouvait propulser le documentaire vers l'indécent ou le poncif, on est vite rassuré par la belle efficacité de la démarche entreprise : le décorum apparaît surréaliste, désamorçant ainsi toute représentation misérabiliste du réel, attirant notre attention sur le vrai, le non artificiel, le sans-abri enfin perçu dans toute son humanité. Seule véritable ombre au tableau : l'emploi de quelques passages musicaux un peu trop pompeux (Wagner lors du préambule).
Pour voir l'Homme, entendre sa vérité et lui redonner une dignité, il faut savoir se mettre à sa hauteur. Claus Drexel, contrairement à tant d'autres, réussi à vraiment accompagner le SDF en plaçant la caméra à son niveau, à même le sol, sur un trottoir déserté, en dessous d'un porche isolé, à côté d'une sortie de métro fermée... À rebours de tout rapport de domination, il établit un lien d'égal à égal avec le SDF, lui proposant une écoute active et une empathie non feinte. Face caméra, les paroles se libèrent, remplissent l'espace silencieux de la capitale et transgressent la barrière sociale ; les voix, autrefois inaudibles, atteignent enfin nos oreilles et nous font entendre l'histoire peu commune de la marginalité.
Des noms, des visages, viennent redonner une identité à ceux que l'on ne voyait plus derrière la vague appellation de SDF : sous la caméra de Drexel, les idées reçues s'effacent (violence, alcool, déterminisme social), pour laisser place à la vérité de celui qui est redevenu quelqu'un : Christine, Wenceslas, ou Alexandre, voilà autant d'identité célébrée, autant d'existence bafouée qui nous livre leur propre vérité : la détresse et le sentiment d'abandon qui culminent aux premières lueurs du jour, lorsque les travailleurs matinaux les chassent de leur logis de fortune ; mais également ces petits moments de soleil qui réchauffent le cœur et incitent à toujours rester debout : l'espoir de revoir un jour ses enfants, une fille qui ne vous juge pas, une langouste que l'on vous offre le soir de Noël, une nature qui émerveille...
Au bord du monde, par ses choix de mise en scène, permet aux laissés-pour-compte de trouver leur place au moins le temps d'un instant, entre la beauté et l'indigence, entre la lumière et l'oublie. Mais surtout, il interpelle et questionne le spectateur sur sa propre place au sein de la société. C'est ce que le dernier plan nous rappelle avec l'éloquence propre aux images muettes : un SDF, que nous n'avons pas rencontré, se terre dans une ouverture entre deux murs, reprend sa place d'invisible pendant que les automobilistes, ces braves citoyens, prennent possession de l'écran en toute insouciance.