Lors d'une des nombreuses séquences suivant les backstages de la pièce de théâtre qu'est le film vu, l'auteur de celle-ci, que l'on pourrait aisément rapprocher à Wes Anderson lui-même, la présente à une foule de potentiels acteurs. Alors que vient le moment fatidique et contraignant du choix du titre, il se voit obligé par son auditoire à se résoudre au simple nom du lieu servant de décor à son œuvre : la fameuse ville de l'astéroïde. Détail a priori anecdotique, ce choix (forcé) démontre bien pourtant le lien qui unit intrinsèquement le cinéma d'Anderson aux lieux, s'imposant dans toute sa filmographie à force d'hôtels de la Mitteleuropa, d'îles canines, de royaumes de l'enfance, d'universités, etc. Même quand le titre ne se trouve pas être topographique, le lieu reste proéminent : The French Dispatch, dernier film avant Asteroid City, était, plus qu'un récit choral de journalistes, le portrait d'un pays, la France, prise entre ses peintres et ses mouvements sociaux. Or, si le cinéma d'Anderson est un cinéma de topographie, c'est bien qu'il s'agit de capter l'essence de ces lieux, ou plutôt, pour utiliser une expression plus picturale, d'en dessiner les contours.


Asteroid City semble de ce point de vue être un retour en force de la part du cinéaste : Anderson quadrille son territoire de ses plus méthodiques travellings dès les premières séquences pour mieux en déployer les détails durant tout le long-métrage, loin des esquisses brouillonnes de son papelard français.

Les contours sont ici ceux d'une ville, mais surtout à travers elle d'un pays. Car de cette ville au nom annonçant l'immensité fantomatique et rocailleuse du désert (son centre n'est qu'un petit caillou tombé du ciel il y a de ça des milliers d'années), Anderson fait le portrait des États-Unis. Bien sûr, le caractère d'Americana ainsi déployé rappel dans son esprit de carte postale le glamour qu'il accolait autrefois à la France, mais il se voit ici accompagné d'une plus grande finesse dans son immobilité : la caméra et les acteurs étant figés dans cette bourgade du vide, ne reste plus qu'à contempler, champignons atomiques, canyons en carton-pâte, et à se poser une question. Le dernier train étant parti, maintenant, vers-où aller ?


Ressort alors inévitablement de ce terrain vague matériel une conscience, celle, première, de la facticité de ces apparences, contours et territoires. Cette conscience de la facticité a toujours été au fond inhérente à l’œuvre d'Anderson : dans The Grand Budapest Hotel, le récit d'une vieille Europe civilisée et utopique s'apparentait à un roman rédigé de toute pièce. Ici également, le même éternel mille-feuille de narrations s'ouvre donc devant le spectateur, comme pour rappeler, d'une pierre deux coups, non seulement la supercherie de la mise en scène, mais surtout celle de la culture américaine comme mise en scène d'elle-même, bungalow construit dans un désert et dont les fondations bancales n'en sont que symptomatiques. Ainsi, qu'en ressort-il ici ? Aliens, stars, cow-boys, country et bombes, mélange informe de pulp et de mythes hollywoodiens, pris entre le ciel (les stars, l'envie de briller par la tabula rasa) et la terre (un tupperware, un corps inerte et momifié que l'on tente de mimer à la Marilyn Monroe). En se plaçant dans ce désert, Anderson ouvre son portait à sa facticité. Qu'y a-t-il à observer au loin ? Des décors peints à l'horizon. Mais ne devrait-il pas alors n'y avoir à entendre que le raisonnement du vide ?

Pourtant, c'est qu'ici la conscience, auto-dérision, est justement dialectique. Comme dans The Grand Budapest Hotel, la force de la mise en scène andersonienne est toujours de faire contraster la vivacité du récit cinématographique avec la facticité de sa picturalité. Plus encore, c'est que, poussé au plus près du vide, la question n'est plus ici « quel est ce lieu ? » ou « quels en sont les caractéristiques et limites ? » mais « comment l'habiter ? ». C'est déjà le cas avec le récit dramaturgique interne : les personnages en quarantaine étant confrontés au vide, ils se doivent de se remettre en question, de se redéfinir et de se mettre en scène afin de demeurer. C'est d'autant plus flagrant ici avec la mise en perspective du reportage télévisuel : car, au-delà de faire hommage au lien qui unissait Hollywood à Broadway dans les années 50, la mise en scène de ce milieu pris entre le cinéma et le théâtre est surtout l'occasion pour Anderson de remettre au centre ce qui a toujours été un axe majeur dans son cinéma, à savoir l'art comme dynamique vécue, et vécue en groupe.


Dès Rushmore, le théâtre était central avec l’échafaudage d'une pièce lycéenne. N'en ressortait pas alors que l'esprit de bricolage, mais surtout celui d'une œuvre commune. Or, qu'est-ce que l’œuvre d'Anderson, sinon celle d'une troupe ? C'est justement à ce titre qu'on a pu le plus fréquemment la critiquer. Avec Roman Coppola et Owen Wilson comme fidèles scénaristes, et une ribambelle d'amis acteurs, de Bill Murray à Willem Dafoe en passant par Tilda Swinton, Adrian Brody et les Schwartzmann, Anderson se forme progressivement une galaxie nébuleuse dont les membres ne le quittent que très rarement et servent à former des récits les plus souvent choraux. Asteroid City apparaît alors comme étant un aboutissement de cette dynamique : non seulement s'agit-il d'une mise en scène de cet art collectif, jusqu'à l'alignement de ces figures sur des bancs, comme autant de membres d'une même école, mais surtout, plus que l'habitation, en ressort alors la question de la cohabitation.

Cohabiter en capturant l'autre (photographiquement), cohabiter par le dialogue incessant et fourmillant, cohabiter en donnant la réplique, en jouant le jeu ou en créant le personnage. Tout est question d'équilibre, comme le soulignent les formes de didascalies qui accompagnent les cartons extra-diégétiques : les raisonnements du vide ne peuvent être perçus justement qu'en opposition aux kilomètres de tunnels de paroles qui les précédent et les succèdent.


C'est là ce qui fait sûrement d'Asteroid City l'aboutissement de l’œuvre de Wes Anderson : en se plaçant tout à la fois dans l'immobilité extrême et dans la frénésie interne, le cinéaste fait ressortir la sève dialectique de sa mise en scène, et ce vers quoi elle tend, c'est-à-dire l'habitation d'un territoire filmique. Du formalisme exacerbé au vide interne, il n'y a qu'un lien cinématographique, celui justement d'un vitalisme incarné, même au sein du désert le plus aride, même dans la fixité la plus rigide, par la création artistique, croyance et désir de vie.


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le 18 juil. 2023

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