Il y a quelques années de cela, j’ai eu l’occasion de monter ce que l’on peut nommer un “film de famille”. Cette famille pour laquelle j'ai dû monter ce film, c’était la mienne. Étant graphiste à l’époque, mes parents avaient connaissance de mes capacités pour la vidéo numérique, c’est pour cette raison qu’ils avaient sollicité mon aide. Ce fût une expérience extrêmement singulière, évidemment pour la première fois je travaillais avec des images “réelles” et non des images de jeux vidéos, mais également car ce fût la première et unique fois que j’ai été ému pendant l’intégralité du montage du film. Je pense que je ne m’étais jamais autant questionné sur mon rapport aux images avant la réalisation de ce travail. Pourquoi ces images m'ont-elles autant bouleversé ? Au-delà du rapport intime que j’entretenais avec les événements qui apparaissent à l’écran, je sentais que ces images contenaient en elles quelque chose d’universel. Je me disais que n’importe qui pouvait être ému par ses images, que n’importe qui pouvait se reconnaître à travers elles: un père qui joue avec sa fille, le regard admiratif d’un enfant, un dîner en famille, tout le monde pouvait trouver quelque chose de vécu dans ces images, se reconnaître dans ces évènements. Toutes ces pensées avaient quittés mon esprit depuis l’année où j’ai monté ce film, mais après avoir vu récemment le film As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty de Jonas Mekas, j’ai été tout autant ému, voir même plus, que lors de mon visionnage final du film de famille que j’avais monté. C’est pour cela que je vais essayer, à travers ce texte, de m'interroger sur la puissance émotionnelle des films de famille à travers le film As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty de Jonas Mekas et comment parvient-il à toucher à l’universel.



La mémoire est celle qui construit l’être humain, celle qui lui crée un lien avec le monde, privé de mémoire, nous cessons d'exister. Le temps, lui, est la condition d’existence de l’humain, il est celui qui nous permet de prendre conscience de ce monde et de prendre conscience de notre existence. Le cinéma, par l’objectif de la caméra, puis de la pellicule et enfin de l’appareil de projection, a permis à l’homme de fixer le temps, de le sceller (pour reprendre les termes du réalisateur Andreï Tarkovski), de le conserver et enfin de le répéter à l’infini. Le développement des appareils vidéos ont permis à n’importe qui de fixer un moment de son existence et même de conserver notre existence. Cette volonté de conserver notre existence ne date pas d’hier, comme l’a déjà souligné André Bazin, les Egyptiens ont, bien avant le cinéma, cherché à conserver leur existence par le procédé de momification. Encore avant le cinéma, le portrait a permis aux humains (qui en avaient les moyens), d’être conservés sur une toile. L’humain a donc toujours cherché à s’éterniser d’une certaine manière et l’art a et est toujours un outil privilégié pour se rendre immortel. Ce que le cinéma, lui, au-delà de nous permettre de nous éterniser, est de pouvoir retrouver ce temps et retranscrire notre mémoire en la diffusant. Je me suis peut-être un peu égaré mais je trouvais nécessaire d’établir ce rapport entre l’humain, le temps et la mémoire.


Venons en maintenant au film As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty “filmé” par Jonas Mekas. Je mets l’accent sur le “filmé” puisque, comme le dit lui même Jonas Mekas “Je ne suis pas un réalisateur, je ne fais pas des films. Je filme seulement. Je suis un filmeur !”. Ce film est un aperçu de la vie privée de Jonas Mekas qu’il décrit comme des “ Journaux” filmés de 1970 à 1999, dans lesquels on voit son quotidien, ses amis, ses enfants, sa famille, des voyages en différents pays, la ville de New York et bien d’autres choses. Plus j’avançais dans ce film et plus les images qui apparaissent à l’écran m'émouvaient, je ne comprenais pas directement pourquoi, mais à un moment, comme le dit lui-même Jonas Mekas, le spectateur commence à saisir le sens des images. L’exploit qu’arrive à faire ici Jonas Mekas est d’arriver à donner une multitude de sens aux images qu’il a filmé. J’ai déjà évoqué le caractère universel des films de famille. Jonas Mekas dit dans ce film que rien ne se passe, au contraire, c’est “tout” qui se passe dans ce film. Filmer 30 ans de vies humaines, c’est filmé “tout” ce qui se passe. Les émotions provoquées par les images tiennent à ce “tout”, c’est parce qu’elles représentent un “tout” d’une vie humaine qu’elles sont un concentré d’émotions. Un moment entre amis, une balade dans un parc, l’extase de voir un enfant faire ses premiers pas, ces moments incarnent une universalité humaine et pour lesquels le spectateur peut se confondre en invoquant ses propres souvenirs. J’évoquais plus haut la retranscription de la mémoire, lorsque l’on projette un film de famille, on fait vivre de nouveau notre mémoire, mais en même temps, on invoque en même temps des souvenirs qui n’ont pas été saisis par la caméra. Des souvenirs présents au même moment où se déroule l’action projeté, où bien des souvenirs antérieurs par rapport au lieu où se déroule l’action ou par rapport à une personne montrées à l’écran, il y a alors plusieurs récits qui s’entrecroisent. Cette multitude de récit est la force des images de As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, la mémoire qui est retranscrite à l’écran n’est pas la nôtre, mais les souvenirs qu’ils aspirent le sont. C’est cette corrélation entre le récit de Jonas Mekas et celui du spectateur qui, grâce à l’universalité qu’incarnent les images de Jonas Mekas, permet une intercommunication entre nos souvenirs et la mémoire de Jonas Mekas. C’est à mon sens ce procédé qui permet au spectateur d’être profondément ému par ces images, en convoquant lui-même ses propres souvenirs, ils fusionnent, ne fait qu’un avec l’oeuvre et abolit toute distanciation avec les images qu’ils voient puisqu’il établit une relation intime avec elles.


Je n’ai pas encore définit le terme de “film de famille”, on ne peut pas seulement le définir par “film sur la famille”, car beaucoup de films aux antipodes de ce que j’évoque pourrait y être inclus, je vais reprendre la définition de Roger Odin qui le définit comme “film tourné sur la famille pour la famille”. Le film de Jonas Mekas, si l’on reprend la définition de Roger Odin, ne peut alors pas être considéré comme un “film de famille” puisque, bien qu’il soit tourné sur la famille, il n’est pas, du moins pas exclusivement, pour la famille. Cependant, là où un “film de famille” qui plus est, est sur notre famille, va plus facilement réussir à nous émouvoir puisqu’il nous concerne directement, la construction de As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty est elle aussi faite de manière à toucher à l’universalité afin de provoquer l’émotion chez le spectateur.

Jonas Mekas nous dit dès le début que le montage des images a été effectué “au hasard” et que par conséquent ils ne suivent pas d’ordre logique comme par exemple un ordre chronologique. Je pense que c’est une condition nécessaire pour que les images de Jonas Mekas atteignent l’universalité que j’ai décrite plus haut. Si les images suivaient un sens logique, que le récit était construit comme une fiction dans lequel on suit l’évolution d’un ou plusieurs personnages, cela n’aurait pas permis l’intercommunication entre les images filmées et les souvenirs du spectateur. A la différence des différents instants de la vie, qui sont communs à tous, l’évolution de l’humain est différente pour tous. Le spectateur n’aurait pas pu alors convier ses propres souvenirs puisque d’une part, les images, à cause de la suite logique, ne permettrait plus de toucher à l’universel, mais en plus, le spectateur serait davantage concentré sur un récit fictionnel et ne penserait pas à le concilier avec ses propres souvenirs. Je pense que c’est de cette même manière que devrait être construit les “films de famille” pour permettre cette communication entre notre mémoire et nos propres souvenirs.

L’utilisation d’intertitres permet également au spectateur de se rapprocher des images qui viennent juste après. Comme le dit Jonas Mekas lui-même, il n’aime pas le suspens, c’est pour cela qu’il nous annonce en avance ce qui va apparaître à l’écran. Là encore on cherche à rapprocher le spectateur des images. Au-delà d’un aspect purement descriptif, cela permet au spectateur de ne pas à avoir à chercher un contexte à l’action. Dans un “film de famille”, on peut se passer d’intertitres, notre mémoire nous permet de situer l’action et de nous souvenir de quand elle s’est déroulée. Ici, Jonas Mekas nous donne ces informations, le spectateur n’a pas à chercher où et quand et même avec qui se déroule les évènements. Encore une fois, tout est fait pour que le spectateur n’est pas à chercher de lui-même ce qu’il se passe à l’écran, le seul et unique effort qu’il doit faire et de convier ses souvenirs, le reste nous est donné.



Je terminerais par dire que le film As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty de Jonas Mekas est un film à voir absolument. Je suis convaincu que quiconque se plonge dans cette œuvre peut en ressortir changé, absolument bouleversé par la force poétique, contemplative et onirique de ce film. C’est une ôde à la vie, à la beauté et au bonheur. Jonas Mekas nous montre avec ce film que la beauté et le bonheur sont présents partout, même là où il n’y a rien, existe quand même une infinité de bonheur et de beauté. Chaque instant de vie en est rempli, c’est pour ça qu’il faut les chérir, gardons en nous tous ces moments, qu’ils forgent notre mémoire et nos souvenirs, ce sont eux qui nous construisent. Sans eux, nous cessons d'exister.

Vyroze
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le 23 oct. 2023

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