Comment concilier imaginaire et poésie avec la politique ? Je pense que ce premier long-métrage de Phuttiphong Aroonpheng nous en fait une parfaite démonstration.

Le film s’ouvre sur une première scène quelque peu mystérieuse. Plongés dans la forêt, nous suivons un soldat entouré de guirlandes qui clignotent. Passé cette scène, nous ne le verrons plus, si ce n’est quelques petites apparitions parsemées le long du métrage, qui nous semblent à première vue décalées avec le reste du récit. De la même façon que le soldat que nous voyons, il nous faut nous aussi nous frayer notre propre chemin pour comprendre le sens de Manta Ray. Sans le panneau d’introduction suivant le titre sur lequel est inscrit “Pour les Rohingyas”, ma lecture du film aurait été bien différente. Il aurait été bien plus difficile à donner du sens à ce soldat mystérieux, aux activités du personnage principal, au meurtre de l’un et à la blessure d’un autre.


Il n’était pas de mon intention première de faire une comparaison entre le cinéma de Weerasethakul et celui de Aroonpheng, mais il y a dans ses deux cinéma une approche de la spiritualité et de la réincarnation qui coïncide entre les deux réalisateurs. L’incarnation de la forêt a prit plusieurs formes dans le cinéma de Weerasethakul, parfois sensuelle comme dans Blissfully Yours, parfois angoissante comme dans Tropical Malady, dans le cas de Manta Ray, on se rapproche plus d’une forêt angoissante comme dans Tropical Malady, peut-être pas angoissante, mais inquiétante. La forêt nous est présentée comme dangereuse, on nous dit que personne n’ose s’y aventurer, mais jamais on ne nous dit explicitement pourquoi. De notre point de vue en tant que spectateur, cette forêt nous fascine par son calme et ses lumières de différentes couleurs qui en émanent. Seul le soldat qui y rôde fait alors subsister une sorte de climat de menace. Un autre point de comparaison qui pourrait être fait entre les deux réalisateurs est la manière dont ils matérialisent la réincarnation. La forêt est le lieu de réincarnation par excellence dans le cinéma de Weerasethakul. Cette réincarnation a connu plusieurs formes: celle d’un être entièrement recouvert de poils dans Uncle Boonmee Who Can Recall His Past lives, ou encore celle d’un tigre dans Tropical Malady. Dans Manta Ray, la matérialisation de cette réincarnation se fait par ses multiples lumières enfouies dans la forêt. Ses lumières, se sont les âmes des Rohingyas, laissés pour mort ou bien tués par le soldat. Les lumières accrochées à lui étant certainement les âmes qu’il a prises. Ses âmes envahissent maintenant la forêt, elles ont pris possession des lieux. Ses mêmes âmes sont maintenant ancrées dans le paysage thaïlandais. En résidant éternellement dans la forêt, elles sont en parfaites symbiose avec la nature, demeurant loin des hommes, elles prennent place dans le seul lieu qui n’a pas été bâties par ces derniers.


En prenant tous ses éléments en compte, il nous est plus facile de retracer le récit. Le personnage principal est un mercenaire (peut-être le soldat ?), engagé par son patron pour tuer les Rohingyas et les enterrer dans la forêt. Il prend pitié pour l’un d’eux qui est gravement blessé et le ramène chez lui. Il se lie d’amitié avec lui et décide de mettre un terme à son activité de mercenaire. Son patron à alors décidé de le tuer, il disparaît alors pendant la deuxième partie du métrage.


L’amitié qu’entretient le personnage principal et le réfugié qu’il recueille donne vie à son quotidien jusqu’alors insipide. Prenant maintenant part du côté de cette masse sans voix, il illumine son quotidien et le voit se sublimé par les mêmes lumières que celles présentent dans la forêt, qui le suivent dans différents moments de poésie qu’il entretient avec son nouveau compagnon (comment ne pas être émerveillé par cette danse presque immobile dans le cabanon).


Merci Phuttiphong Aroonpheng pour ce chef d’œuvre.

Vyroze
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le 20 sept. 2023

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Vyroze

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