Après la mort
6.5
Après la mort

Film de Evgueni Bauer (1915)

À peine le cinéma ébauchait-il ses premiers chefs-d’œuvre que la tristesse en devenait une des plus intimes sensations susceptibles de jaillir du grand écran lisse et froid. 1915 a cette particularité de décliner la présence cinématographique mondiale à deux pôles terrestres; aux États-Unis, ce sera le triomphe de Naissance d’une nation de D.W. Griffith, tandis qu’en Russie (tsariste), ce sera – avant les bifurcations artistiques d’Eisenstein, Poudovkine et VertovAprès la mort, signé Yevgeni Bauer. Œuvre de contrastes s’attachant à décrire subtilement les émois communiqués d’un personnage à l’autre, Après la mort bâtit deux registres inverses qui participent de cette architecture de la tristesse rigoureusement échafaudée. Par la concision narrative et le raffinement esthétique, Bauer remodule et transfigure le langage cinématographique, en faisant ultimement un somptueux objet d’envoûtement.


Sa prégnante maîtrise des artifices cinématographiques déploie un carnaval tourbillonnant d’idées stylistiques qui distendent toujours plus profondément les codes esthétiques et narratologiques. Sont ainsi semés parcimonieusement, au travers de fins apartés, les rouages de l’ivresse spleenétique et de la poésie du tourment que matérialise le réalisateur. Jusque dans ses ruptures de la grammaire du septième art, il s’astreint à incorporer à son geste une signification cinématographique : les ruptures d’axe n’auront jamais véhiculé aussi adroitement les changements de tonalités, la dilution du réel dans le songe, jamais aussi bien retranscrite visuellement, l’alternance de deux temporalités grâce aux analepses, jamais aussi ingénieusement raccommodé. Chaque acte a une conséquence définie. Ainsi le décentrement des sujets dans le champ spatial ne relève pas de la lubie esthétique, mais de la volonté de marquer l’absence et la désaffectation d’un décor où ne subsiste qu’une abondance de fioritures. Exemplifier les qualités intrinsèques de l’œuvre – qui brille par sa discrétion, son refus de l’ostentation – semble dès lors geste profane condamné à être caduque lorsque mis en relation avec l’ampleur du lyrisme d’Après la mort.


Des déambulations dostoïevskiennes qui dissèquent les rituels mondains de conventions préfabriquées aux séquences de pure féérie endeuillée, l’œuvre est nimbée par une claustrophobie mélancolique et répand dans les allées de son scénario la joliesse des déchirements humains. C’est un étrange procédé que cette sublimation de la tristesse qui explore l’inconscient de son être humain, creusant au fond de la psyché onirique du héros afin d’y déceler les racines de sa peine.


En bout de ligne, la porosité des frontières entre paysages extérieurs et intérieurs renvoie à l’immixtion de visions fantasmatiques au sein de la réalité, à la propagation des pensées internes vers les comportements externes. Infusant subtilement la morosité au corps narratif, cette éclatante songerie expressionniste se fait la pierre tombale des derniers vestiges du romantisme de la Russie tsariste, déconstruisant puis réassemblant momentanément – avant d’être avalée par le cinéma révolutionnaire russe – les dogmes orthogonaux de la création cinématographique.


D’un languissant désespoir qui cristallise la splendeur du triste.


mile-Frve
9
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le 21 mai 2022

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Émile Frève

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