Est-ce que tout a été écrit (en bien, parfois en mal) sur cette épopée flamboyante, ou clinquante pour certains, sur la rencontre improbable entre Conrad et Coppola (Conrad sera vite oublié ...), sur ces milliers d'images enregistrées, dans les pires des conditions, et finalement montées de la plus magistrale des façons pour que sorte de ce fatras mégalomaniaque un pandémonium inoubliable ?

Tout a été dit par contre, longtemps après certes, sur les conditions insensées du tournage - entre un Coppola se prenant pour Dieu, odieux, noyé dans le délire et dans l'alcool, un Denis Hopper refusant de se laver pendant quarante jours pour "s'imprégner" du rôle, un Brando presque obèse (alors qu'il était sensé arrivé aminci), constamment filmé dans la pénombre pour que sa surcharge pondérale n'explose pas à l'écran, ne voulant pas ou ne pouvant pas apprendre son texte - qui était donc écrit sur d'immenses panneaux placés hors champ.

On a pu reprocher à Coppola de rendre la guerre belle. Cette critique n'a évidemment aucun sens, il s'agit d'art, de cinéma, d'un univers stylisé qui n'a pas forcément beaucoup plus de lien avec la guerre du Vietnam qu'avec le roman de Conrad. Reviennent alors toutes les scènes cultes, la musique des Doors et la voix de Morrison ("This is the end my only friend ...") alors que sur l'écran se confondent images d'hélicoptère et pales du ventilateur sous les yeux, très fébriles, du héros (Martin Sheen), la charge des hélicoptères rythmée par les walkyries de Wagner, le chapeau de Robert Duvall et sa poésie définitive ("jaime l'odeur du napalm au petit matin"), l'arrivée grand guignolesque sur les terres de Kurtz/Brando, entre une armée de quasi zombies, des têtes coupées et quelques pendus - et surtout ce long boat-movie dont toutes les étapes sont autant de stations sur le chemin de l'enfer. De façon très surprenante (mais peut-être pas si paradoxale), le moment le plus angoissant (pour moi en tout cas) n'est pas du tout marqué par les explosions de violence qui caractérisent chacune de ces étapes, mais renvoie essentiellement un moment de grande angoisse des personnages, quasiment sans action - Martin Sheen et un comparse marchent dans la jungle, un bruit, le passage plus que rapide, en image subliminale d'un tigre, et la crise de nerfs qui s'ensuit. A cet instant, l'angoisse du spectateur, tellement sollicité, tellement malmené jusqu'alors, atteint son pic en même temps que pour les deux personnages. Du grand art.

Cela dit l'idéologie véhiculée par le film (une fois évacuée les critiques "de fond" sur l'esthétisme de la guerre, ou de forme sur la rupture entre les deux grandes parties, fondamentalement liées) n'est sans doute pas aussi simple. La dernière rencontre entre Kurtz / Brando et Willard / Sheen, peu avant le sacrifice ultime, est à cet égard particulièrement intéressante. On peut difficilement parler de dialogue puisque Marlon Brando, seul, parle, et si l'on en croit les plans sur le visage de Willard, celui-ci semble avoir quelques difficultés à l'écouter. Brando parle, à son rythme (employer l'adjectif "lent" ne serait même pas un euphémisme), il parle, marque d'interminables pauses, incline son corps et sa tête sur le côté (pour mieux voir le panneau où le texte est inscrit ?), pointe un doigt sur son front, reprend le fil de son discours, marque une nouvelle pause, revient en boucle sur ses propos ... Et ce faisant, quoi qu'on en dise, lui aussi est au sommet de son art. Les propos tenus ne sont pas neutres. Lorsqu'il n'était encore qu'un jeune officier, Kurtz est venu avec ses G.I. vacciner les enfants d'un village vietnamien. Lorsqu'ils sont revenus, quelques jours plus tard, les combattants du Vietcong étaient passés, avaient coupé tous les bras vaccinés et les avaient entassés à la sortie du village. La réflexion, la réaction de Brando, face à Willard toujours muet, est en deux temps. Ce ne sont pas exactement les mots du film (je n'ai certes plus le détail en tête, surtout avec les circonvolutions de Brando,dont j'ai même cru un moment qu'il improvisait son dialogue) mais le sens est totalement respecté :
- J'ai pleuré devant tant de haine et d'horreur (le terme repris, répété et répété)
- J'ai fini par comprendre que toute cette haine contenait la même quantité réciproque d'amour. Aucune concession pour l'ennemi (le dialogue n'est doute pas aussi immédiatement explicite).

Bref - si les Américains, au lieu de s'adonner à toutes les drogues, de fréquenter putes et demi-putes avaient engagé un combat sans merci, sans concession, sans autre horizon que celui de la guerre et de l'ennemi à éradiquer (on revient au principe du vaccin), ils auraient gagné la guerre ...

Tout n'a probablement pas encore été dit sur Apocalypse now.
pphf

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