Il y aura du spoil, beaucoup, de ce film et de Mulholland Drive, de Lynch.
Je ne me relirai pas dans l'immédiat, alors je m'excuse d'avance s'il subsiste des fautes.


Je n'écris quasiment aucune critique sur ce site. C'est un exercice auquel je ne suis pas habitué, et j'ai bien trop peur d'avoir l'impression d'écrire une dissertation ou de tomber dans l'accumulation de jeux de mots pour être fun et un peu distingué. Mais là, Annette.


Déjà, il faut dire que je suis un fan fini des Sparks. On retrouve dans Annette tout ce que j'aime dans leur discographie, notamment dans les deux albums Hello Young Lovers et Lil' Beethoven. D'ailleurs, on trouve dans Annette des reprises déguisées de certains de leurs titres, comme Rock, Rock, Rock (dans Hello Young Lovers) qui devient Laugh, Laugh Laugh ou encore Bon voyage (dans Propaganda) qui... reste Bon Voyage.


Une question importante que je me pose à ce stade : Pourquoi j'aime tant les Sparks ? Sûrement parce que c'est un groupe qui explore tout ce qu'il est possible d'explorer en musique, tant au niveau du ton que de l'instrumentation ou de la mélodie. Parce que moi, un groupe qui passe du comique à la tragédie totale, du disco en collaboration avec Moroder à un opéra-rock bien baroque, ça me parle bien. C'est un groupe qui ne se prive de rien, quitte à côtoyer de près les boursouflures musicales et le grandiloquent. Et j'adore chanter Singing in the shower quand je suis sous la douche. C'est comme quand il pleut et que je me mets à péniblement (pour ceux qui m'accompagnent) chanter Singing in the Rain. Je m'égare, mais ça me permet de vraiment chasser l'idée que je puisse rédiger une dissertation.


Retenons plusieurs éléments du paragraphe précédent (et merde) : opéra-rock, baroque, tragique, grandiloquent. Nous avons déjà devant une sorte de squelette que nous pourrions appliquer à Annette. Ajouter une chose : le cinéma. Les Sparks sont passionnés par le cinéma, il me semble d'ailleurs (mais je n'irai pas chercher mes sources, car je n'écris pas une dissertation) que l'un d'entre eux avait d'abord fait des études dans ce domaine avant de se livrer corps et âme à la musique. Ils avaient déjà tenté deux projets malheureusement avortés, l'un avec Jacques Tati et le second avec Tim Burton. C'est finalement Leos Carax qui leur a permis de passer au septième art. Je ne vais pas faire genre, je ne connaissais pas du tout ce réalisateur avant Annette, mis à part dans une chanson (des Sparks), When you're a french Director. Je vais avoir bien de la misère à faire le pont entre ses œuvres précédentes et Annette, mais si j'ai bien compris l'idée, c'est un cinéaste type poète maudit qui s'ancre parfaitement dans l'idée de tragique.


Laissons tout ça de côté, en fait, parlons de ce que j'aime dans le film. C'est un chef d’œuvre total. Sur tous les plans. Comme tous les films parfaits, Annette est imparfait. On s'en cogne. J'ai aimé chaque nanoseconde passée devant Annette, que je suis allé voir deux fois pour la peine.


J'ai aimé tout le côté très Shakespearien, avec ses fantômes, qui pourraient aussi avoir leur place dans le cinéma fantastique japonais (n'est-ce pas, Marion Cotillard en Sadako ?), qui viennent rappeler aux personnages leur culpabilité, spectres vengeurs brillants sous la lune ou sous les projecteurs (le parallèle visuel est très beau). Fun fact, alors que j'écris tout ça, j'écoute, forcément, les Sparks. La lecture automatique de Spotify vient de me faire retomber sur Life With the Macbeths (un air d'opéra dans leur album Hippopotamus). Are we both to survive, well, you'll have to wait/Maybe yes, maybe no, what we can, though, state/Each murder, the ratings soar/Life With The Macbeths is sure to score. Ah oui, très bien. Nous sommes déjà dans Annette. La chanson mêle la fascination du public pour l'immersion du tragique dans le quotidien, notamment via le meurtre, en faisant le parallèle avec la pièce de Shakespeare, Macbeth. Cette fascination est l'un des sujets principaux de Annette. La médiatisation à outrance du couple formé par Ann (Marion Cotillard) et Henry McHenry (Adam Driver) les pousse irrémédiablement au drame, formant un nouveau parallèle avec la fatalité inhérente à la tragédie shakespearienne. Dès leur première apparition, les journalistes sont perçus comme une menace : Ann n'a en aucun cas l'air d'apprécier les photographes qui cherchent à tout prix à s'immiscer dans l'intimité de son couple. Déjà, là, une crevasse s'ouvre entre cette dernière et Henry McHenry, qui entre dans le jeu des médias en leur servant ce qu'ils attendent. La première apparition du couple dans le film le met donc en scène assailli par une troupe de photographes. On peut alors commencer à cerner une chose : c'est comme si la relation entre Ann et Henry McHenry naissait des médias et, de facto, de la société. Il m'est d'avis que Henry McHenry et Ann ont été comme placés l'un avec l'autre pour correspondre aux attentes du public. Ils sont tous deux si différents, l'un est irrévérencieux, extrême, l'autre est plutôt introvertie et au talent parfaitement maîtrisé. Plus tard, le film sera ponctué d'une fausse émission revenant sur chaque étape de leur relation. Leur relation est déterminée par la société, par le public. Et bien sûr, le public attend une chose : le drame.


La relation de paille entre Ann et Henry prouve très rapidement dans le film sa facticité, dans la scène We Love Each Other So Much. Ces paroles sont déclamées avec aucun entrain, comme s'il n'y avait ni passion ni véritable amour. Ils ont beau répéter qu'ils s'aiment, il est impossible de croire à cette relation. We love each other so much/We love each other so much/We're scoffing at logic/This wasn't the plan. Les personnages eux-mêmes tentent de se convaincre, mais sont eux-mêmes surpris de cet amour qu'ils ne comprennent pas car il défie la logique et n'était planifié. En réalité, il a été planifié, mais par des forces qui les dépassent. Ce sont des marionnettes qui doivent correspondre à des archétypes (j'ai vu plusieurs critiques pointer du doigt la non-originalité de Annette, mais il m'est d'avis que le film place tout à fait volontairement des archétypes afin de servir son propos). Cette scène résume parfaitement cette idée qu'ils ont été placés là pour correspondre aux attentes du public. En plus de cela, elle commence à montrer la menace qui plane sur Ann, notamment par le biais d'un plan où nous ne voyons que les bras de Henry qui s'approchent du dos de Ann, à la manière d'un film de monstres. Une menace que Ann elle-même pressentait dans sa voiture avec la sinistre mélodie de True Love Always Finds a Way.


Comme dans la tragédie antique, on sait que tout va mal finir, que tout est joué d'avance. On assiste aux premiers signes concrets du mal à venir, notamment par le biais d'un rêve prophétique de Ann rappelant bien entendu le mouvement Me Too mais également, dans sa symbolique, toute une tradition littéraire liée à l'immersion du mauvais présage dans les songes. On touche peut-être d'ailleurs ici à l'un des points que j'ai le plus apprécié dans Annette : traiter de la société contemporaine tout en maniant des références allant de Shakespeare aux contes, en passant par toute une panoplie d'échos à d'autres œuvres cinématographiques. Quand j'ai tenté de regarder Holy Motors après Annette (que je n'ai malheureusement pas encore terminé), j'ai cerné dès la première scène un parallèle, dans l'atmosphère comme dans la facture visuelle, avec l’œuvre de David Lynch. Après, petit disclaimer : j'aime tellement Lynch que j'ai tendance à le ramener un peu partout, je suis peut-être totalement biaisé... Il n'empêche que j'ai trouvé dans Annette nombre d'éléments qui m'ont rappelé à Lynch. Les plan sur la route éclairée seulement par les phares de la moto d'un McHenry fantasmant la mort, à la Lost Highway, Baby Annette s'élevant dans un ciel sans étoiles rappelant clairement la pochette de l'album de Julee Cruise, produit par Lynch, Floating into the Night, la présence de rideaux (oui, bon, je vous avais prévenu...). Mais c'est aussi dans le propos du film que j'ai pu retrouver certaines thématiques lynchiennes, notamment en ce qui a trait à la société du spectacle. Dans Mulholland Drive, le magicien déclame, dans le club Silencio : No Hay Banda ! There is no band ! Il n'y a pas d'orchestre ! It is all an illusion... Par ces paroles, il scelle le destin des deux personnages en signant leur expulsion du monde du fantasme. Il signifie aussi que tout est joué d'avance, que tout est déterminé et qu'il n'y a aucun retour en arrière possible. Betty doit affronter, ses fantômes, le réel et sa propre culpabilité.


Pour moi, tout ce passage de Mulholland Drive peut être superposé à Annette. Là aussi, un personnage cherche à s'enfermer dans le fantasme pour se défaire de sa culpabilité quant au meurtre de son épouse, et ensuite dans celui qu'il peut retrouver une vie normale en échappant à son passé. Il est finalement, comme Betty, rattrapé par le réel, par sa nature de tueur. Les paroles du magicien de Mulholland Drive pourraient être déclamées dans Annette : No Hay Banda ! There is no band ! It is all an illusion. Tout est pré-enregistré, du début de la relation entre Ann et Henry McHenry à son internement en prison. Tout est déterminé et il n'est pas possible de prendre un chemin déviant, à la manière de la route toujours figée et filant droit qu'emprunte à plusieurs reprises Henry McHenry sur sa moto.


L'illusion réside aussi dans un personnage : la petite Annette. Baby Annette. L'incroyable Annette.
Elle intervient dans la relation des personnages alors que, déjà, l'on sait qu'un drame éclatera. L'illusion est de penser que la naissance de Baby Annette sauvera le couple du gouffre vers lequel il se dirige. Il n'en sera, bien entendu, rien. Encore une fois, car aucun virage n'est permis. Il y a là quelque chose de terrible : Annette vient au monde instrumentalisée. Elle doit être le nouveau ciment entre les deux personnages. Leur sauveteuse. Leur deus ex machina. Les paroles de la chanson accompagnant sa naissance sont en cela assez paradoxales : She's out of this World/Welcome to the World. Elle est accueillie au monde tout en étant mise à l'écart de ce dernier. Ce paradoxe crée une anomalie que seul le spectateur semble percevoir : son enveloppe est présente, sous la forme d'une marionnette de bois, mais son identité d'humaine est absente. Elle n'est qu'un être factice, un jouet. Durant l'intégralité du métrage, elle sera, et ce finalement à l'image du couple formé par ses parents, un jouet de la société du spectacle et des médias. Instrumentalisée par tous, Annette ne peut pas vivre. Elle ne peut devenir une véritable petite fille comme Pinocchio, qui rêve de son côté de devenir un vrai petit garçon. Instrumentalisée par ses parents pour sauver leur couple, instrumentalisée par le spectre de sa mère pour qu'elle devienne le tranchant de sa vengeance, instrumentalisée par son père pour se dédouaner du meurtre de son épouse, et, plus explicitement encore, par le monde entier lorsqu'elle devient une enfant-star, honteusement exploitée.


La scène finale, qui est sûrement l'une des plus belles que j'ai pu voir jusqu'à maintenant, fait de Annette une héroïne tragique capable de se détacher du poison filial et de la fatalité. Par ses mots déclamés avec un émouvant courage, elle se libère de l'emprise d'autrui. I must be strong/I must be strong. Annette doit être forte face à son père qu'elle a tristement aimé mais qui ne peut plus mériter ni son amour ni son pardon. Elle se détache de sa forme de marionnette pour devenir une véritable petite fille. Elle revendique son individualité et son refus de vivre pour se faire le miroir des autres. La chanson accompagnant cette scène entre le père et la fille est un véritable tour de force. Elle débute avec une mélodie douce et larmoyante pour faire s’apitoyer sur le sort de ce Henry McHenry chantant avec une voix si fragile. S'oppose à cette première partie l'assaut de la petite Annette qui déclame son discours comme une conquérante déterminée. Commence alors le duel entre les deux personnages : d'un côté, un Henry McHenry répétant les mêmes justifications à ses méfaits mais ne présentant aucune excuse, de l'autre, une Annette plongée dans un dilemme, celui de pardonner ou non. Aucune justification ne saura effacer ce qu'a fait son père. Là encore, une thématique toute shakespearienne. Comme le déclare Lady Macbeth dans Macbeth : What's done cannot be undone. Cette fois-ci, Henry McHenry ne pourra plus s'extraire de sa culpabilité.


Alors, après avoir fait ses adieux à Annette, Henry McHenry retourne face au mur de sa cellule, regarde vers la caméra, vers nous : Arrêtez de me regarder. Au début du film, lors de la première scène, avec le fameux titre So May We Start, le quatrième mur avait été brisé. Depuis cette dernière, on ne savait pas vraiment quand la fiction était revenue. Le personnage s'adresse une nouvelle fois au spectateur dans ce dernier plan. Cet acte a un but qui rejoint un sujet du film : faire se questionner quant à la frontière entre spectacle/artiste et quotidien/personnes. Henry McHenry est probablement le plus flou quant à cette problématique, notamment lorsqu'il joue le meurtre de sa femme sur scène. Le public commence alors à se demander s'il joue vraiment la comédie ou non. Mais c'est un point que je trouve relativement explicite dans le film, donc je ne veux pas m'attarder là-dessus, ayant déjà beaucoup trop écrit pour ce texte. Non, j'aimerais juste ajouter que le genre même de la comédie musicale se prête parfaitement au traitement d'un tel sujet. Puisque les personnages passent leur temps à chanter, qu'ils soient sur scène pour un opéra, pour un stand-up, ou dans leur intimité. Alors, comment savoir quand ils jouent la comédie ou non ? Comment savoir quand ils quittent leur costume ? Le font-ils parfois ? La comédie musicale permet ici de brouiller encore plus la frontière entre l'artiste et l'humain, ce qui est, à mon avis, un coup de génie démontrant totalement le sens du détail que possèdent le réalisateur et les Sparks pour rendre tout leur univers cohérent dans chacun de leurs choix. Là encore, on revient à Shakespeare : All the world's a stage.


Je reviens rapidement sur la réplique de Henry McHenry : Arrêtez de me regarder. Je l'ai écrit au début de ce texte, les personnages servent le public, leur donnent ce qu'ils attendent d'eux. Le drame, de fait, est aussi ce qu'attend de voir le public et les médias. Nous avons eu ce que nous voulions. Maintenant, McHenry nous demande de le laisser, lui qui n'a pas su s'éloigner du gouffre tendu par le fine voile entre fantasme et réalité, spectacle et quotidien, et qui est tombé dans l'impardonnable. La Sympathy for the Abyss qu'il dit avoir ressenti, n'est-ce pas le public lui-même, avide de tragique, qui la ressent également ?


Bref, je pourrais écrire mille choses sur Annette, mais c'est déjà bien trop long. Finalement, j'aurai écrit une sorte de dissertation, tant pis.


J'ai profondément aimé ce film. Les acteurs et actrices sont toutes et tous merveilleux. Les interventions des Sparks m'ont amusé. J'ai été ému aux larmes à de nombreuses reprises. J'ai détesté le monstre Henry McHenry, plein de complexité et de contradictions. J'ai adoré Annette lorsqu'elle est parvenue à se détacher des fils qui guidaient sa vie. J'ai admiré Adam Driver, Simon Helberg, Marion Cotillard. J'admire maintenant Leos Carax, à la réalisation parfaite, j'admire encore plus les Sparks. J'admire ce film qui m'obsède depuis que je l'ai vu la première fois, qui compile tout ce que j'aime comme s'il avait été fait pour moi. J'admire sa complexité, sa noirceur et ses références. C'est un diamant noir.

CorentinLeCorre
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le 7 août 2021

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