Deuxième film de Tarkovski, Andrei Roublev est une vision de l’histoire du grand peintre d’icônes russe. A travers lui, en un film tant magistral qu’exigeant, le cinéaste présente en un mouvement tout à la fois symbolique, métaphysique et poétique, sa vision de l’art et du monde. Pour Tarkovski, le cinéma a la portée des autres arts, la peinture notamment, et demande à être établi en tant que tel. C’est pourquoi chez lui le cinéma atteint un niveau d’exigence tel que souvent il rebute le spectateur par l’hermétisme de son propos qui ne perce à travers la forme qu’au prix d’une grande attention, d’une ouverture et d’une disponibilité d’esprit rarement requises à ce point.

Le film s’ouvre sur la tentative d’un homme de s’envoler sur un ballon de toile gonflé d’air, primitif grotesque de la montgolfière qui s’achève par sa chute. Dans son vol précaire, l’homme passe au-dessus de cours d’eau, présence essentielle chez Tarkovski car dans cette scène le feu ayant déjà fait gonfler l’air, permettant au ballon son envol, avant la chute à terre, la vue de l’eau accomplit la synthèse visuelle des quatre éléments. Et le monde de Tarkovski est celui de la conjugaison de ces éléments tandis que le mouvement d’envol et de chute est celui de l’homme. On tombe en effet beaucoup chez Tarkovski. C’est que l’homme est constamment rappelé à la terre par sa nature doublement soumise, en tant que corps pesant, en tant que mortel. Tout le cinéma de Tarkovski dit la possibilité de l’élévation, contre cette chute même, mais une élévation spirituelle et Andrei Roublev l’accomplit. A la fin du film, au moment où la cloche, achevée, s’apprête à être élevée, la caméra s’envole et filme en plongée absolue, à la verticale, moment miraculeux où l’acte de foi est révélé dans son accomplissement irrationnel et dans la positivité d’une matière colossale, qui devient tant le film lui-même que l’action qu’il représente. Et c’est ce qu’Andrei Roublev comprend, alors qu’il console le fondeur, qui avoue qu’il ne connaissait pas le principe de la fonte qu’il prétendait tenir de son père. Alors Andrei Roublev retrouve ensemble et la parole et le désir de peindre, syncrétisme admirable des deux modalités d’expressions disant non seulement leur équivalence du point de vue de la création, mais encore plaçant le régime de l’engendrement artistique à la hauteur de l’acte divin qu’est le verbe, c’est qu’Andrei Roublev retrouve la peinture par la redécouverte de sa foi, par l’évidence du miracle.

Et tout le film de trouver l’élévation. Faisant le portrait d’un peintre, Tarkovski à aucun moment ne le montre peindre. Parti de son monastère pour peindre une église à Vladimir, Andrei Roublev va confronter sa foi au monde. En une série de séquences (et Andrei Roublev est filmé en tableau, à la manière du Saint François d’Assise de Rossellini, évoquant le chemin de croix du Christ, dont on voit une partie dans le film de Tarkovski), en une succession d’aventure, Andrei Roublev va se heurter à l’horreur du monde, et à ce qui s’accomplit au nom même de la religion (en cela Tarkovski masque une pique à l’intention du régime soviétique et de son dogmatisme). La séquence appelée « La fête » montre la rencontre avec une orgie païenne, matée par des soldats au service de la foi officielle. Et dans la fascination d’Andrei pour cette manifestation païenne, Tarkovski donne sa vision du religieux comme celle d’une mystique primitive, panthéiste et non dogmatique, où l’évidence rédemptrice du baptême, par exemple, se révèle dans la fuite de la femme poursuivie dans la rivière par les soldats, où, s’y plongeant, elle échappe à ses poursuivants. Aussi quelle n’est pas son indignation devant la répression du paganisme !
Puis, Andrei rencontre Théophane le Grec, peintre laïc, persuadé que la nature humaine est foncièrement mauvaise. Andrei résiste à ce point de vue jusqu’à l’invasion des Tatares, où, suite au massacre qui s’ensuit, en une dernière confrontation avec Théophane, confrontation mystique, puisque Théophane est mort, il rejoint le maître dans son rejet de l’humanité. Devant la barbarie des exactions commises, il perd la foi, se retire dans un monastère, cesse de peindre et de parler.

Pourtant le film ne s’achève pas là. Deuxième film de Tarkovski, Andrei Roublev vient après L’Enfance d’Ivan. Toute la poésie de ce premier film n’empêchait pas celui-ci de donner à sentir l’impossibilité d’être au monde. La fin du film sur la disparition d’Ivan ne pouvait que laisser un goût amer et le titre laissait supposer une fin ouverte sur l’histoire d’un homme dont on n’aurait connu que l’enfance. Cet homme n’existera pas. Et la récurrence du rêve dans L’Enfance d’Ivan renforce l’idée de monde perdu. La violence dans Andrei Roublev, contrairement à ce qu’on voit dans son précédent film, n’est plus seulement suggérée, elle est montrée, et de quelle manière ! La scène d’invasion des Tatares sur Vladimir est saisissante et, parfois insoutenable. On aurait tôt fait de vouloir déduire devant Andrei Roublev, une vision pessimiste du monde. La douceur de L’Enfance d’Ivan n’est qu’apparente. Le salut y est impossible. Dans son second film, Tarkovski cherche le salut et offre à son personnage une rédemption qui, à mon sens, vaut pour tous. La singularité dans les œuvres de fiction ne s’établit pas en dépit de l’humanité, quand même elle s’affirme contre le plus grand nombre. Elle s’adresse à elle et a tâche de l’appréhender. Je ne sens pas chez Tarkovski d'aristocratie au sens nietzschéen du terme, ni d'élection au sens judéo-chrétien, mais une aspiration susceptible de toucher quiconque y est sensible sans prédétermination, et d'ailleurs, qu'est-ce qui caractérise Andrei ? Par quoi s'identifie-t-il ? Je sens, chez Tarkovski, l'homme comme une histoire et l'art comme déterminé par cette histoire. En intégrant la violence au monde qu'il décrit, Tarkovski n'atténue pas mais au contraire renforce la possibilité d'une rédemption. Bien sûr la voie dans Andrei Roublev est retorse et le mensonge du fondeur n'est pas anodin. Tarkovski n'est pas un théologien, il offre une vision de la rédemption, et cette rédemption est nécessairement précaire en même temps qu'elle est exceptionnelle peut-être. Mais le nombre n'importe pas. Ceux qui sont convoqués au miracle de la fonte sont ceux qui sont convoqués au miracle du film, il n'appartient dès lors qu'au spectateur, non pas de comprendre et de suivre, mais de sentir l'ineffable d'un mystère et l'indicible d'une transcendance, que sont, encore une fois, tant la cloche que le film et que résument, à mon sens, les longs plans sur les peintures, en tant que témoignages et vestiges, résultant d’une histoire particulière et offerts pour l’Histoire, actualisés par la couleur, pour nous destinataires éternels du film et des peintures – spectateurs.

Toute la poésie du film lève un secret sur ce qui peut-être levé : les circonstances de l’artiste, c’est-à-dire que la création prend part dans un parcours et une spiritualité, et que celle-ci n’est pas étrangère à la vie matérielle et à l’interrogation que tout le cinéma de Tarkovski essaie de traduire et à la lettre de transcender en une résolution sublime de la morale et de la métaphysique en une donnée sensible et poétique qui est la détermination du bien et du mal. Ne nous y trompons pas, cette vision s’expose en principe et si ce principe semble régir la peinture de l’Andrei de Tarkovski, il n’en régit pas moins celle d’Andrei Tarkovski, lui-même. Pour autant l’essentiel est tu, l’acte de création lui-même conserve son mystère et les forces opérantes demeurent inaccessibles, enfouies dans l’épaisseur d’une argile muette ou la fragilité d’un geste absent. Ce qui couve est enseveli à l’instar de la cloche dont la terre finit miraculeusement par accoucher. Pour autant son feu brûle longtemps et c’est le sens du fondu sur les cendres qui se mêle avec la texture des fresques de Roublev que l’on observe longuement à la fin de l’œuvre, où la caméra parcourt lentement les détails, révélant une impressionnante inventivité formelle au service d’une foi et d’un art qui font toute la beauté, ensemble, et du film et des œuvres de Roublev. A la vue de ces détails, Marker évoquait Malevitch déjà dans Roublev.


Enfin, désignant l’art comme véhicule privilégié de l’élévation, Tarkovski dresse à la fois (j’avais écrit à la foi) le paysage d’un monde habité non seulement par des êtres, tant humains qu’animaux et végétaux mais par une matière qui ne se réduit pas à l’obscurité de sa présence hagarde. Il y a un panthéisme à l’œuvre, une mystique élémentaire chez Tarkovski, où le feu, tour à tour destructeur (l’incendie) et créateur (la fonte), accompagne l’aventure humaine et fonde tant sa précarité que sa durée. Notez que la terre elle-même ne devient féconde que mêlée à l’eau, cette terre mouillée qui pour Tarkovski est la Russie même. Il pleut ainsi beaucoup chez Tarkovski, comment oublier l’acte de fécondité même, les noces à chaque fois du Ciel et de la Terre que célèbre en chacun de ses films Tarkovski.

Il pleuvra à Paris, le jour des retrouvailles entre Andrei exilé de Russie et de son fils que le régime autorise à sortir pour retrouver son père mourant. Ne s’y trompant pas, Larissa Egorkina, la femme de Tarkovski, s’exclamera : « Il pleut ! Comme dans les films d’Andrei. Aujourd’hui, le plus heureux des jours, il pleut. » Et de sortir bras ouverts, tête vers le ciel accueillant ce miracle.
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le 10 mars 2012

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le 22 oct. 2012

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